vendredi 31 janvier 2020

Assassinat

Je perçois d'abord un grincement. Impossible qu'il vienne du vieil arbre ? A moins que ce ne soit la voix de son âme quittant le corps qui se meurt ? Si tel est le cas, la séparation a dû être très douloureuse. Puis j'entends un craquement, on dirait qu'une grosse boule lourde rencontre un gros os dur et le traverse en le fracassant. Il y a à la fin une lamentation à plusieurs voix qui dure longtemps avant de se transformer en soupir. Dès le premier contact de la lame de la scie avec l'écorce épaisse, le mélèze trésaille, tout comme un yack quand la pointe du couteau effleure la peau de son cou avant d'y pénétrer. Le tressaillement croît, comme croît toute chose, il devient résistance, comme le coup devient blessure et la flamme devient feu. Le mélèze se met à chanceler et à flancher, il gratte le ciel avec les innombrables griffes dont le bout et la pointe de ses branches ont soudain pris la forme. Puis il tombe et ne se relève pas.
Il y a une discordance entre ce que je perçois et ce dont j'ai conscience. Car perception et conscience sont deux choses distinctes - les oreilles et les yeux ne sont-ils pas séparés sur la tête ? Ainsi y a-t-il sans doute des réflexions qui me traversent l'esprit sans simultanéité avec les événements. Ils assassinent l'arbre, or qui assassine un arbre, un frère, est capable d'assassiner père et mère ! Cette pensée me harcèle.
Mais voilà que l'assassinat bat son plein. Cette fois, j'en suis. C'est comme lorsqu'on abat les bêtes en hiver. Un tas ici, un autre là, un meurtre ici, un autre là. Les arbres sont encore plus désarmés que les moutons, muets sous le coup du couteau, qui ne poussent qu'un gémissement en rendant l'âme, tout à la fin. Je ne sais même pas s'ils ont un sursaut quand la scie pénètre leur corps. Le sang de l'arbre est clair et vif. Il ressemble plus à de la cervelle ou de la moelle qu'à du sang. Mais un arbre, un mélèze qui tombe et meurt émet un son terrible qui réveille le troupeau des arbres proches, ainsi que les montagnes et les steppes lointaines, et y sème l'effroi ; tous sursautent, gémissent, et crient, comme les yack hurlent, queue dressée et tête baissée, quand ils flairent l'odeur du sang et des entrailles de l'un des leurs.
On s'habitue vite à tuer, car tuer n'est pas difficile, me semble-t-il. Le désarroi qui a d'abord saisi tout le monde à la vue du mélèze blanchi par les ans et consacré par les chamans se noie dans l'echo des plaintes qui s'échappent des êtres et des corps proches ou lointains. Il y a longtemps que l'effroi que l'on ressent soi-même en entendant geindre l'arbre suivant qui se meurt a cessé de vous paralyser et de vous bouleverser.
A nous les élèves de la première classe, on confie les mélèzes les plus frêles. Ce sont des enfants arbres, peut-être de notre âge ou tout au plus celui de nos parents.

Extrait de Le Monde gris - Galsan Tschinag

mercredi 29 janvier 2020

Arbre contre-révolutionnaire

Le silence règne, plus dense encore qu'avant. Je ne crois pas qu'il s'agisse seulement de peur, mais j'ignore ce que cela pourrait être sinon. Se donner de grands airs serait-il contagieux et certains se sentiraient-ils concernés par les paroles pompeuses de ce vieux loqueteux, chargé de l'entretien des poêles ? En tout cas Arganak, encouragé par le mutisme général, se met à parler vraiment comme un homme à qui tout est permis : "Avant de vous précipiter au travail, camarades pionniers et élèves, nous les adultes allons vous apprendre à abattre un arbre !" Il fait signe aux instituteurs de s'approcher, leur montre d'un mouvement de tête une scie et une corde puis, toujours sans un mot, prend la tête du cortège, suivi par les instituteurs. Paralysés par la crainte, nous observons chacun de ses mouvements avec servilité tout en nous demandant, le cœur gros, quel arbre va être sacrifié.  Mais Arganak ne s'arrête pas, il avance inlassablement, passe devant de nombreux mélèzes trapus ou élancés, droits ou tordus. Plus il avance, plus l'admiration se mêle à la peur dans nos cœurs. Il me semble que la silhouette de l'homme chargé de l'entretien des poêles, loqueteux et noir comme la suie, grandit et s'assombrit à chaque pas.
Cela fait longtemps que nous nous sommes mis en route et que nous suivons à distance. Il s'arrête enfin - mais où ? Devant un immense mélèze où pend une nuée de banderoles et de franges ! Nous nous arrêtons aussi, et nos cœurs cessent de battre un instant dans nos poitrines. C'est un arbre sacré pour les chamans !
Aganak a l'air calme, il jette un bref regard à Danisch qui tient la corde, puis lui dit d'un ton sobre : "Monte le plus haut possible et fais un nœud autour du tronc !" Son regard s'attarde à peine sur Makaj et sur notre instituteur qui ont porté ensemble la longue scie en acier étincelante et la tiennent à présent chacun par une poignée. Il leur ordonne : "Camarades, à vous de faire une dernière offrande à ce vieux abruti par l'âge. Plongez l'acier froid et nu dans sa cheville. Allez-y !"
Ni l'un ni l'autre ne bougent. Makaj s'adresse à lui d''une petite voix grise, avec un regard vacillant et peureux : "Frère Arganak, est-ce bien nécessaire ? Il y a tant d'autres arbres !"
Mais il ne parvient pas à attendrir le camarade, au contraire, ses paroles redoublent son ardeur : "Non ! Justement celui-ci ! Il n'y a pas que les hommes qui doivent apprendre que la révolution peut et doit répondre à tout acte contre-révolutionnaire ! S'il existe des contre-révolutionnaires parmi les arbres, les rochers et les sources, en voici un bel exemple. Il a bien mérité son exécution au nom du peuple et de la révolution !"
Makaj n'a plus rien à répliquer, mais il reste toujours aussi irrésolu. Notre instituteur lui-même est comme paralysé, l'air tout pâle et tout petit. Arganak se met en colère, il se précipite sur l'institutrice Deldeng, lui arrache la hache des mains et se dirige tout droit sur le mélèze à la cime nue et bleu clair. A peine arrivé devant lui, il brandit la hache à deux mains et frappe le nœud de tissus, pour la plupart décolorés et effrangés, qui entourent le genou* de l'arbre d'un épais rembourrage. La fine hache au tranchant acéré pénètre dans l'écorce et y reste bien plantée, le nœud de tissus roule et glisse sans bruit jusqu'à terre. Arganak ne se donne même pas la peine de retirer la hache du corps de l'arbre. Il lâche le manche et tend les bras dans le vide, les poings serrés, avec un plaisir non dissimulé. Il grimace et son visage n'est plus aussi noir ni osseux, mais brille tout à coup d'une claire lueur tremblotante. Il éclate d'un grand rire : "Maintenant, vous pouvez y aller sans mouiller votre froc, voilà le fil de sa vie tout arraché et délavé !"
Mais personne ne bouge ; ni Danish, la grosse corde à la main, ni les deux autres, comme enchaînés à la scie en acier ; chacun reste figé, le regard perdu.
"Tout le peuple mongol est déterminé à combler le vide en accomplissant des actions héroïques sur le front du travail !" s'exclame Arganak en colère, et il entreprend de réduire le nœud de tissus en lambeaux, il le chiffonne et le jette par terre, puis le piétine sous les larges semelles tordues et informes de ses bottes en feutre sombre, complètement rapiécées. Il hurle : "Mais vous, vous osez vous rebeller, vous essayez d'inoculer à la jeune génération le venin pourri d'une superstition vieille de plusieurs siècles, vous voulez la tenir à l'écart du renouveau révolutionnaire ! Vous savez ce que ça veut dire - je vous promets de vous expédier là où vous devriez être depuis longtemps, gredins superstitieux, serpents venimeux sortis des sombres recoins de la féodalité, mouches à viande qui grouillez dans la plaie sanglante de l'Etat mongol révolutionnaire en butte à la haine et aux menaces de l'impérialisme mondial !"
L’institutrice Deldeng s'avance vers les deux hommes, s'empare de la scie, écarte Makaj et pose l'acier aux dents éclatantes sur le corps de l'arbre. Notre instituteur est obligé de s'y mettre, Danish lui aussi finit par bouger, il lance le bout de la corde sur une branche et commence à grimper. Bouleversé, je suis incapable de saisir la chronologie des événements, ni de faire vraiment le lien entre eux.


Extrait de Le Monde gris - Galsan Tschinag

*Genou : je dois faire de l'empathie depuis plusieurs mois !

lundi 27 janvier 2020

Préméditation

"On raconte qu'il y a cent huit mélèzes sur l’île" dit Arganak en faisant les cent pas devant nous qui attendons ses ordres en rangs dispersés, "mais tout le monde sait que ce n'est qu'un chiffre en l'air - on voit bien qu'il ne peut pas y en avoir autant, n'est-ce-pas ? Aujourd'hui, camarades élèves et instituteurs, déclarons la guerre à cette fable qui entretient la superstition parmi le peuple ! Abattons ces mélèzes soi-disant sacrés pour porter un coup mortel à la propagande ennemie !"
Ces paroles, prononcées d'une voix contenue, sont impressionnantes, voire effrayante. Une attente inquiète se lit sur les visages des élèves et des instituteurs eux-mêmes. Et voilà que le paisible Makaj aux épaules carrées demande sur un ton qui ne laisse aucun doute sur son désaccord : "Nous devons abattre le bois de mélèzes ? Alors qu'il y a tant de petit bois partout et qu'il reste encore des arbres renversés par la tempête ?!"
C'est la cellule du Parti qui a pris cette décision, pas moi", dit Arganak d'un ton froid. Puis il ajoute avec ironie : "Camarade Makaj ! Ces paroles se seraient-elles pas les vôtres, à vous l'instituteur du peuple, mais plutôt celles de votre père, l'instituteur lamaïste* ? Si vous pensez être plus malin que le Parti, dites-le franchement au collectif scolaire, inutile d'employer ces faux-fuyants !"
L'instituteur Makaj encaisse le coup, il n'a pas l'air d'un adulte aux épaules carrées, il bredouille quelque chose avant de répondre de manière audible : "Ce n'est pas ce que je voulais dire, camarade Arganak. Je pensais seulement que les arbres sont encore jeunes et qu'ils offrent un bel arrière-plan à l'agglomération. Mais il est clair que vous avez raison !"
Herim, l'un des meilleurs élèves de la quatrième classe, prend la parole et s'adresse à son instituteur, l'homme au visage clair : "Vous nous avez dit que nous devions aimer et protéger la nature vivante. Et maintenant nous devons déboiser la jolie forêt de mélèzes. Je ne comprends pas !"
"Aimer et protéger ne signifie pas être avare ! rétorque l'interpellé. Lis la sentence qui est écrite sur la banderole, camarade Hérim, lis-là à voix bien haute !"
Et l'élève, connu dans toute l'école pour sa voix forte, lit : "Il ne faut pas attendre les dons de la nature les bras croisés, mais les lui arracher ! Ivan Vladimirovitch Mitchourine, 1855-1935". 
J'ai l'impression d'entendre la voix sonore du garçon résonner d'un arbre à l'autre. Est-ce cet écho qui nous assomme tous ? Nous restons plantés là, dans un grand silence, jusqu'à ce que quelqu'un le brise. L'instituteur Danisch se sent obligé de clore cet échange : "Telle est la leçon de ce grand scientifique. Abattre ces quelques mélèzes prend une signification politique importante. C'est l'un des membres du Bureau de la cellule locale du Parti qui vient d'attirer notre attention sur ce point au nom de la direction révolutionnaire du canton !"
Une ombre passe sur le visage d'Arganak. Peut-être aurait-il préféré être nommément cité. D'où la rancœur qui perce dans sa voix lorsqu'il dit : "Assez, camarades ! Nous ne sommes pas ici pour bavarder, mais pour lutter et agir ! J'ai cent quatre-vingt-seize bras à ma disposition, divisés par quatre, cela représente quarante-neuf arbres. C'est l'objectif que je vous fixe. Si vous abattez cinquante arbres, vous l'aurez dépassé : je compte sur vous pour le faire ! Chaque classe constitue une section, et l'instituteur qui la dirige peut permettre d'organiser des sous-sections dont-il nomme lui-même le chef ; cependant il reste entièrement responsable de la discipline et de la sécurité de chaque membre du collectif de travail. En tant que chef de l'équipe scolaire, je surveillerai tout le front du travail et serai garant du résultat global de l'offensive auprès de la direction du canton !"

* Tchoïbalsan avait pour objectif la destruction systématique des temples bouddhistes et l'élimination des moines. On estime ainsi que plus de 27 000 personnes périrent ou disparurent durant ces années noires.
Sous couvert de modernisation, le bouddhisme subit les foudres d’un régime d’idéologie athée fanatique proche de Staline.

Extrait de Le Monde gris - Galsan Tschinag


vendredi 24 janvier 2020

Oignons

Notre comportement précédent nous vaut une réprimande : aucun d'entre nous n'a versé une larme , tandis que les autres se lamentaient. Il ne faut pas oublier que le Parti a des yeux partout : si quelqu'un ne partage pas le deuil national illimité, on se demandera pourquoi !
Après cette douche froide, on nous renvoie dans nos classes pour apprendre à fabriquer des brassards de deuil.
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De longues et monotones journées de deuil s'étirent, interminables. Tous les cours sont consacrés au Maréchal. Nous apprenons plein de choses : Horloo est le nom de sa mère. C'était une femme pauvre, honnête et courageuse qui a appris à son fils à se battre dès l'enfance. Il détestait les princes, les riches, les lamas et a juré de renverser leur ordre. Il portait une chemise de coton bleu. Il a démasqué, arrêté et exterminé les ennemis qui voulaient empoisonner son camarade de lutte, le grand héros Süchbaatar, et vendre la Mongolie aux méchantes puissances étrangères. Il a défendu la révolution et la patrie avec tant de sagesse et de courage qu'on lui a décerné par deux fois le titre de héros de l'Etat et promu au grade militaire suprême de maréchal. Il a toujours tout fait pour nous, et le voilà mort.
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Qu'il est dur de vivre, muets et sans joie , dans un deuil oppressant !
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Ombar a appris comment s'arracher des larmes : il suffit d'imbiber son mouchoir de jus d'oignon et de s'en tamponner les yeux à chaque fois qu'il faut pleurer. Nous sommes nombreux à l'imiter. Lors de la grande manifestation de deuil qui rassemble même des bergers méritants ramenés des quatre coins de la région, nous versons des torrents de larmes qui valent ensuite des louanges à notre école de la part de la direction du canton, et à notre classe de la part du directeur.

Extrait de Le Monde gris - Galsan Tschinag

jeudi 23 janvier 2020

Râles, gémissements et sanglots

La véritable fête, nous voulons la célébrer dans les montagnes, dans la yourte de nos parents. Cette fois, même notre frère Dshokonaj a l'intention de nous accompagner. Le dernier jour de l'année , nous nous mettons en route tous les quatre ; accompagnés d'un essaim d'enfants, nous parcourons en peu de temps un long trajet. Mais nous sommes rattrapés par un cavalier. Il nous dit de faire demi-tour immédiatement pour regagner le district : quelque chose de très important et de très grave est arrivé. Nous obéissons à contrecœur, bien que curieux d'apprendre ce qui a pu se produire ! Nous sommes très impressionnés par la vue de ce cavalier, dont le cheval, couvert d'une armure de glace, fume, halète et tremble tandis qu'il l'éperonne de nouveau pour poursuivre son chemin ventre à terre en direction de Gök Meshelik, rattraper et ramener les enfants des Ak sojan 
- comme si nous étions en plein été où pourtant ce genre de scène n'est pas si fréquente non plus !
"Qu'a-t-il bien pu se passer ?" demande l'un de nous.
Notre frère Dshokonaj hoche la tête et réfléchit, pâle d'émotion. "Peut-être un incendie !"
"Ou une épidémie ?"
"Ou une guerre ?"
A ces mots, quelques filles se mettent à pleurer. Et notre grand frère, leur directeur, ne les réprimande pas.
Nous marchons tous ensemble vers le grand bâtiment de la direction du canton dont les poutres écorcées sont peintes en rouge. La foule agglutinée devant les portes ne fait qu'accroître notre curiosité.
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"Une chose absolument horrible est arrivée ! s'écrie Arganak d'une voix étouffée et larmoyante. Mais je préfère que vous l'appreniez de la bouche du camarade secrétaire de la cellule du Parti !" Là-dessus, cet adulte, ce vieil homme même, se met à sangloter sans retenue comme un enfant en butte à une grande injustice.
Nous sommes plantés là, tous effrayés, à regarder fixement les grosses larmes brillantes qui roulent sur la peau fripée de son visage osseux, et nous éprouvons un sentiment pénible. Tout le monde a l'air grave et sombre, mais je constate que seul l'homme chargé de l'entretien des poêles verse des larmes.
A l'annonce de ce mystérieux malheur, mon frère Dshokonaj s'est précipité à l'intérieur du bâtiment. Il met du temps à en ressortir. Nous comprenons que c'en est fini de la joie que nous nous faisions de célébrer le schagaa, la plus belle fête de l'année, et nous nous préparons au pire. C'est alors qu'apparaissent trois hommes et une femme portant au milieu d'eux un portrait du maréchal Tchoïbalsan. Une bande de tissu rouge et noire, de la largeur d'un pouce, orne l'angle inférieur gauche du tableau. Les hommes avancent lentement en chancelant un peu comme sous le poids d'une lourde charge ; ils avancent la tête nue, inclinée sur leur poitrine, en pleurant tous les quatre à qui mieux mieux. Les râles, les gémissements, les sanglots - tous les sons émis par ces quatre personnes nous effleurent de leur souffle chaud. Je touche un doigt de ma sœur et murmure : "Est-ce que le maréchal..." 

Extrait de Le Monde gris - Galsan Tschinag

mercredi 22 janvier 2020

Humiliations

Bien qu'il redouble, les chiffres lui donnent du fil à retordre : il est incapable de dire combien font ensemble sept osselets d'un côté et cinq de l'autre. Certains élèves ont d'autres problèmes. Il y en a par exemple, qui n'arrivent toujours pas à distinguer les lettres les unes des autres.
Sürgündü, surnommée la Vieille, a déjà redoublé deux fois la première classe. Or même la première fois, elle était déjà très grande, mais chaque année elle a fini par partir à un moment ou à un autre car on lui avait dit à l'avance qu'elle allait redoubler. Sa langue est paresseuse ; si c'était un couteau, il serait plein d'entailles et de rouille.
"Si tu n'as pas honte, la Vieille, demande au petit, là, car on dirait qu'il a appris en trois jours ce que tu n'as pas réussi à apprendre en trois ans !" C'est ainsi que l'instituteur a commencé à se servir de moi. Au début, cela m'a flatté, je l'avoue. Je crois que c'est à ce moment là que j'ai décidé de ne plus l'appeler le gros courtaud, mais l'instituteur. Cependant, le plus grand bénéfice que j'ai tiré de cette journée-là est venu d'ailleurs. En effet, depuis ce cours, mon comportement a changé à l'égard de la fille. Que l'institution scolaire, en la personne de son représentant, puisse infliger sans pitié une telle humiliation à cette pauvre fille a effacé vis-à-vis d'elle le sentiment d'offense qui continuait à couver en moi comme le feu sous la cendre. La voir là, debout, toute gémissante, ses yeux verts placides remplis de larmes, me fait de plus en plus de peine, et chaque fois qu'elle ne trouve pas une réponse, à vrai dire un petit rien, je ne comprends plus le monde. Je me demande si je ne devrais pas lui souffler ce petit rien que j'ai sur le bout de la langue depuis longtemps. Mais je n'arrive encore pas à me décider, moins parce qu'il est interdit de souffler que pour ne pas remuer le couteau dans la plaie.
Cependant, l'instituteur ne me décerne pas que des louanges. Longtemps, je dois continuer à payer les pots cassés. Au moindre déboire, il me dit que j'ai toujours été un œuf pourri.

Extrait de Le Monde gris - Galsan Tschinag

mardi 21 janvier 2020

Qui est mon père ?

Puis nous apprenons une chose à la fois amusante et effrayante : le camarade Tchoïbalsan*, qui n'a pas besoin d'avoir un père, est sensé être notre père à tous, tout comme le camarade Staline ! Je voudrais bien y voir clair et je demande : "Est-ce que le camarade Tchoïbalsan est aussi le père de mon père ?"
"Bien sûr !"
"Pour moi, il devrait donc être un grand-père et non un père ?"
"Mais non !"
"Là, quelque chose m'échappe. Bon. Autre chose : n'importe quel poulain, n'importe quel veau a un père. Je pense que c'est pareil pour tous les hommes ?"
"Oui, c'est pareil."
"Mais d'après ce que vous avez dit, chacun d'entre nous devrait avoir trois pères ?"
Un nouveau murmure emplit la salle, c'est l'agitation générale. L'instituteur est d'abord embarrassé. Puis il se met soudain en colère : "Tu as toujours été un œuf pourri. Je constate que ça n'a pas changé !"
"Je vous ai juste posé cette question parce que vous nous avez toujours dit qu'il fallait demander quand nous ne comprenions pas quelque chose !"
"Mais tu poses de mauvaises questions !"
Comment ça ? me dis-je. Mais je préfère ne pas répondre, cela ne me dit rien de bon.
L'instituteur est toujours vexé : "Les mauvaises questions ne méritent pas de réponse, compris !?"
Je ne peux pas dire que j'ai tout compris, non. Mais en tout cas, une chose est claire : il faut seulement poser à l'instituteur des questions auxquelles il sait répondre. Gôk me devance et demande : "Comment savoir si une question est bonne ou mauvaise, maître ?"
Il aurait mieux fait de se taire ! Mais c'est trop tard.

Extrait de Le Monde gris - Galsan Tschinag

* Tchoïbalsan surnommé aussi le "Staline Mongol "
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Cette scène se déroule en 1951 ou 1952. Je n'ai trouvé aucune photo d'époque montrant une salle de classe, des élèves, ni aucune photo de bâtiments... Si un lecteur en trouve je suis preneuse ! Toutes ces archives d'époque auraient-elles été détruites ? 

jeudi 16 janvier 2020

Il grandissait, en proie aux souffrances inhérentes à la vie

C'est alors qu'elle avait évoqué en rougissant le fait qu'il avait grandi. Elle n'avait pas dit que cela. Elle avait continué, après qu'il eut compté sur les doigts de ses deux mains les saisons écoulées et brandi devant elle ses doigts repliés... cela faisait dix. Ses dix doigts étaient ramassés sur eux-mêmes, roulés en deux poings serrés ; et pour celle qui savait interpréter bien des choses à première vue méconnaissables et en saisir la voix, ces deux poings brandis, muets, comme suspendus dans l'air, s'étaient peut-être révélés au grand jour, s'étaient ouverts et peut-être même épanchés. Oui, il se peut bien que ces deux poings serrés l'aient accusée haut et fort, elle, l'hôte oublieuse qui peuplait tant de rêves et de pensées, qu'ils lui aient reproché sa dureté de cœur et qu'ils aient exigé d'elle une promesse pour l'avenir. Car soudain elle déclara qu'il devait continuer à grandir et mûrir encore, et que cette fois, elle ne partirait pas aussi longtemps, qu'elle reviendrait dès la fin de la saison suivante. Telle était la situation de Mugulai. Dans l'abîme creusé entre naissance et évanescence, il grandissait, en proie aux souffrances inhérentes à la vie, qui en font le sel et justifient l'éternel combat qui lui donne son sens et sa consistance.

Extrait de L'enfant élu - Galsan Tschinag

Étions-nous simplement tels que nous serons dans quatre, cinq ans, toi et moi ?

La réaction de Mugulai ajouta à la gêne d'Ökpesch et, s'efforçant visiblement de minimiser la situation, la jeune femme déclara alors comme en passant : "Je crois bien t'avoir vu en rêve moi aussi, mais c'était un rêve très flou et maintenant, la seule chose dont je me souviens, c'est qu'il m'a semblé te reconnaître quelque part."
Il posa sur elle un regard d'homme adulte, l'observa avec incrédulité, d'un air amusé peut-être, mais aussi hostile, et déclara sans sourciller : "Mon rêve, quant à lui, était d'une précision lancinante, il était très étrange, mais aussi très beau. Veux-tu que je te le raconte ?"
Elle hocha la tête sans rien dire.
"Tu avais dû m'attendre ou moi te rattraper, ou peut-être étions-nous simplement tels que nous serons dans quatre, cinq ans, toi et moi... nous voilà aussi jeunes et aussi vieux l'un que l'autre, nous habitons la même yourte et nous avons..."
"Non !" s'écria-t-elle. Et elle avança sa main tendue vers lui, effleura ses lèvres et les pressa l'une contre l'autre. "Ne dis rien !" murmura-t-elle, comme à bout de forces. Un frémissement courait le long de ses doigts comme sur toutes les parties découvertes de son corps, sur sa peau nue à portée de main, et sur ses paupières, ses lèvres et sa gorge.
Il ne parvenait pas à se rappeler ce qui s'était passé ensuite. Tout à coup, il se retrouvait ailleurs, il se retrouvait seul. Il ne la revit plus. Il apprit par la suite qu'elle était partie. Qui aura empêché les chiens de se jeter sur elle ? se demandait-il et cette pensée l'emplissait de tristesse. Il tentait de se souvenir des aboiements qu'il aurait dû entendre au moment de son départ. Mais il n'avait rien entendu. C'était comme si la vie avait englouti les voix. L'été, l'automne, l'hiver, le printemps... une année passa ; encore un été, un automne... et enfin ils se retrouvèrent.

Extrait de L'enfant élu - Galsan Tschinag

mercredi 15 janvier 2020

Une fois éveillé, il prolongeait le rêve

Mugulai partait à regret. A Tout moment, Ôkpesch pouvait surgir, revenir enfin. La dernière fois qu'il l'avait vue, c'était à la fin de l'automne. Elle avait alors fait remarquer qu'il avait bien grandi. Et tandis qu'elle prononçait ces mots, il avait aperçu en trois endroits de son beau visage encore enfantin cette rougeur qu'il connaissait déjà depuis longtemps, qui lui était familière, et il s'était senti bien supérieur à elle, comme s'il lui appartenait de la préserver et de la protéger. Par la suite, il avait régulièrement rêvé d'elle, souvent plusieurs nuits d'affilée, tout l'hiver durant. Une fois éveillé, il prolongeait le rêve, il veillait sur ses songes et ses pensées et en prenait soin, les arrangeait parfois même un peu - avec pour conséquence que la femme adulte, cette chamane à laquelle on prêtait un esprit de rébellion, lui était toute dévouée : elle parlait et agissait, vivait selon les volontés du garçon, et comme elle se comportait ainsi, il faisait de même vis à vis d'elle. Combien de fois lui avait-il dit en rêve ; "Ah, je vois bien à ton regard que ce n'est pas ce que tu souhaitais, et bien, qu'à cela ne tienne, faisons autrement, plutôt comme cela..."
Par exemple, quand il lui avait dit qu'il aimerait avoir avec elle une yourte à six parois, un troupeau de mille têtes et pas moins de dix enfants, elle l'avait tout de suite approuvé - la nuit, dans son rêve ; mais le lendemain, il avait réfléchi et en était arrivé à la conclusion que c'était exagéré, aussi avait-il décidé de s'en tenir à une yourte à quatre parois, un troupeau de cinq cents têtes et six enfants, et lorsqu'il l'en avait informée, elle avait acquiescé sur-le-champ. Il lui avait rendu compte de sa nouvelle décision en disant : "Au départ, tu ne voulais pas te marier, tu voulais passer ta vie au service des autres ; or, je t'ai éloignée de ce chemin et le peuple sera trop souvent privé de toi si tu enfantes et allaites dix fois et si, en plus, tu dois t'occuper d'une yourte trop peuplée et prendre soin d'un troupeau trop nombreux." Elle lui avait donné raison : "C'est vrai, mon désir était autre, mais je suis maintenant devenue ta femme puisque tel était ton souhait, et peut-être y en aura-t-il un parmi nos six enfants qui servira le Ciel Noir mieux que je n'ai jamais pu le faire !" Combien de fois avait-il fait ce rêve qu'elle habitait et forgé cette pensée qu'avec elle il partageait ! Oui, il partageait avec elle chacun de ses rêves et chacune de ses pensées, il n'en doutait pas un seul instant. Et il avait une bonne raison de n'en pas douter. Cela s'était passé un matin, quatre ans auparavant, juste après la nuit où elle s'était pour la première fois insinuée dans ses rêves. Aussitôt éveillé, il s'était levé et, l'esprit encore pénétré de son rêve, il avait erré dans l'espoir de la trouver sur son chemin - et il l'avait aperçue ! Immobile, elle était accroupie au bord de la rivière et suivait des yeux le fil de l'eau. Il s'avança vers elle et, sans détour, déclara qu'il avait rêvé d'elle.
Elle eut un haut-le-corps et laissa échapper un murmure, presque un cri : "Toi aussi ?!"
Il sursauta à son tour.

Extrait de L'enfant élu - Galsan Tschinag

samedi 11 janvier 2020

Le monde gris

Les bons jours, on se repose, dit l'instituteur. C'est ce que font les gens cultivés. Bientôt, nos parents aussi arrêteront leurs activités le sixième jour à la mi journée et le jour suivant toute la journée pour pouvoir se reposer. L'instituteur ne nous précise pas quand cela aura lieu. Il nous apprend que les gens cultivés vivent suivant l'heure : ils se lèvent et se couchent toujours à heures fixes, ils dorment enveloppés dans des draps blancs qu'il faut changer, laver et repasser toutes les semaines et ils mangent trois fois par jour. Ce serait drôle que mon père et ma mère deviennent des gens cultivés : l'été ils seraient encore au lit quand il fait grand soleil et attendraient qu'il soit sept heures pour pouvoir enfin se lever et l'hiver, dans les ténèbres de la nuit où brûle et fume la lampe à huile, qu'il soit vingt-trois heures pour pouvoir enfin se coucher. Régulièrement, ils resteraient certains jours couchés ou assis dans la yourte pour se reposer - mais que deviendraient les moutons, les chèvres, les yaks et les juments à traire ou à mener dans les pâturages ? Mon père devra-t-il rentrer tous les jours à midi avec le troupeau pour pouvoir prendre son deuxième repas, ou ma mère sera-t-elle obligée d'aller à sa recherche dans les pâturages pour lui porter une marmite et une cruche ? 
Le Monde gris - Galsan Tschinag

La magie de la pleine lune