mercredi 29 janvier 2020

Arbre contre-révolutionnaire

Le silence règne, plus dense encore qu'avant. Je ne crois pas qu'il s'agisse seulement de peur, mais j'ignore ce que cela pourrait être sinon. Se donner de grands airs serait-il contagieux et certains se sentiraient-ils concernés par les paroles pompeuses de ce vieux loqueteux, chargé de l'entretien des poêles ? En tout cas Arganak, encouragé par le mutisme général, se met à parler vraiment comme un homme à qui tout est permis : "Avant de vous précipiter au travail, camarades pionniers et élèves, nous les adultes allons vous apprendre à abattre un arbre !" Il fait signe aux instituteurs de s'approcher, leur montre d'un mouvement de tête une scie et une corde puis, toujours sans un mot, prend la tête du cortège, suivi par les instituteurs. Paralysés par la crainte, nous observons chacun de ses mouvements avec servilité tout en nous demandant, le cœur gros, quel arbre va être sacrifié.  Mais Arganak ne s'arrête pas, il avance inlassablement, passe devant de nombreux mélèzes trapus ou élancés, droits ou tordus. Plus il avance, plus l'admiration se mêle à la peur dans nos cœurs. Il me semble que la silhouette de l'homme chargé de l'entretien des poêles, loqueteux et noir comme la suie, grandit et s'assombrit à chaque pas.
Cela fait longtemps que nous nous sommes mis en route et que nous suivons à distance. Il s'arrête enfin - mais où ? Devant un immense mélèze où pend une nuée de banderoles et de franges ! Nous nous arrêtons aussi, et nos cœurs cessent de battre un instant dans nos poitrines. C'est un arbre sacré pour les chamans !
Aganak a l'air calme, il jette un bref regard à Danisch qui tient la corde, puis lui dit d'un ton sobre : "Monte le plus haut possible et fais un nœud autour du tronc !" Son regard s'attarde à peine sur Makaj et sur notre instituteur qui ont porté ensemble la longue scie en acier étincelante et la tiennent à présent chacun par une poignée. Il leur ordonne : "Camarades, à vous de faire une dernière offrande à ce vieux abruti par l'âge. Plongez l'acier froid et nu dans sa cheville. Allez-y !"
Ni l'un ni l'autre ne bougent. Makaj s'adresse à lui d''une petite voix grise, avec un regard vacillant et peureux : "Frère Arganak, est-ce bien nécessaire ? Il y a tant d'autres arbres !"
Mais il ne parvient pas à attendrir le camarade, au contraire, ses paroles redoublent son ardeur : "Non ! Justement celui-ci ! Il n'y a pas que les hommes qui doivent apprendre que la révolution peut et doit répondre à tout acte contre-révolutionnaire ! S'il existe des contre-révolutionnaires parmi les arbres, les rochers et les sources, en voici un bel exemple. Il a bien mérité son exécution au nom du peuple et de la révolution !"
Makaj n'a plus rien à répliquer, mais il reste toujours aussi irrésolu. Notre instituteur lui-même est comme paralysé, l'air tout pâle et tout petit. Arganak se met en colère, il se précipite sur l'institutrice Deldeng, lui arrache la hache des mains et se dirige tout droit sur le mélèze à la cime nue et bleu clair. A peine arrivé devant lui, il brandit la hache à deux mains et frappe le nœud de tissus, pour la plupart décolorés et effrangés, qui entourent le genou* de l'arbre d'un épais rembourrage. La fine hache au tranchant acéré pénètre dans l'écorce et y reste bien plantée, le nœud de tissus roule et glisse sans bruit jusqu'à terre. Arganak ne se donne même pas la peine de retirer la hache du corps de l'arbre. Il lâche le manche et tend les bras dans le vide, les poings serrés, avec un plaisir non dissimulé. Il grimace et son visage n'est plus aussi noir ni osseux, mais brille tout à coup d'une claire lueur tremblotante. Il éclate d'un grand rire : "Maintenant, vous pouvez y aller sans mouiller votre froc, voilà le fil de sa vie tout arraché et délavé !"
Mais personne ne bouge ; ni Danish, la grosse corde à la main, ni les deux autres, comme enchaînés à la scie en acier ; chacun reste figé, le regard perdu.
"Tout le peuple mongol est déterminé à combler le vide en accomplissant des actions héroïques sur le front du travail !" s'exclame Arganak en colère, et il entreprend de réduire le nœud de tissus en lambeaux, il le chiffonne et le jette par terre, puis le piétine sous les larges semelles tordues et informes de ses bottes en feutre sombre, complètement rapiécées. Il hurle : "Mais vous, vous osez vous rebeller, vous essayez d'inoculer à la jeune génération le venin pourri d'une superstition vieille de plusieurs siècles, vous voulez la tenir à l'écart du renouveau révolutionnaire ! Vous savez ce que ça veut dire - je vous promets de vous expédier là où vous devriez être depuis longtemps, gredins superstitieux, serpents venimeux sortis des sombres recoins de la féodalité, mouches à viande qui grouillez dans la plaie sanglante de l'Etat mongol révolutionnaire en butte à la haine et aux menaces de l'impérialisme mondial !"
L’institutrice Deldeng s'avance vers les deux hommes, s'empare de la scie, écarte Makaj et pose l'acier aux dents éclatantes sur le corps de l'arbre. Notre instituteur est obligé de s'y mettre, Danish lui aussi finit par bouger, il lance le bout de la corde sur une branche et commence à grimper. Bouleversé, je suis incapable de saisir la chronologie des événements, ni de faire vraiment le lien entre eux.


Extrait de Le Monde gris - Galsan Tschinag

*Genou : je dois faire de l'empathie depuis plusieurs mois !

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