lundi 27 janvier 2020

Préméditation

"On raconte qu'il y a cent huit mélèzes sur l’île" dit Arganak en faisant les cent pas devant nous qui attendons ses ordres en rangs dispersés, "mais tout le monde sait que ce n'est qu'un chiffre en l'air - on voit bien qu'il ne peut pas y en avoir autant, n'est-ce-pas ? Aujourd'hui, camarades élèves et instituteurs, déclarons la guerre à cette fable qui entretient la superstition parmi le peuple ! Abattons ces mélèzes soi-disant sacrés pour porter un coup mortel à la propagande ennemie !"
Ces paroles, prononcées d'une voix contenue, sont impressionnantes, voire effrayante. Une attente inquiète se lit sur les visages des élèves et des instituteurs eux-mêmes. Et voilà que le paisible Makaj aux épaules carrées demande sur un ton qui ne laisse aucun doute sur son désaccord : "Nous devons abattre le bois de mélèzes ? Alors qu'il y a tant de petit bois partout et qu'il reste encore des arbres renversés par la tempête ?!"
C'est la cellule du Parti qui a pris cette décision, pas moi", dit Arganak d'un ton froid. Puis il ajoute avec ironie : "Camarade Makaj ! Ces paroles se seraient-elles pas les vôtres, à vous l'instituteur du peuple, mais plutôt celles de votre père, l'instituteur lamaïste* ? Si vous pensez être plus malin que le Parti, dites-le franchement au collectif scolaire, inutile d'employer ces faux-fuyants !"
L'instituteur Makaj encaisse le coup, il n'a pas l'air d'un adulte aux épaules carrées, il bredouille quelque chose avant de répondre de manière audible : "Ce n'est pas ce que je voulais dire, camarade Arganak. Je pensais seulement que les arbres sont encore jeunes et qu'ils offrent un bel arrière-plan à l'agglomération. Mais il est clair que vous avez raison !"
Herim, l'un des meilleurs élèves de la quatrième classe, prend la parole et s'adresse à son instituteur, l'homme au visage clair : "Vous nous avez dit que nous devions aimer et protéger la nature vivante. Et maintenant nous devons déboiser la jolie forêt de mélèzes. Je ne comprends pas !"
"Aimer et protéger ne signifie pas être avare ! rétorque l'interpellé. Lis la sentence qui est écrite sur la banderole, camarade Hérim, lis-là à voix bien haute !"
Et l'élève, connu dans toute l'école pour sa voix forte, lit : "Il ne faut pas attendre les dons de la nature les bras croisés, mais les lui arracher ! Ivan Vladimirovitch Mitchourine, 1855-1935". 
J'ai l'impression d'entendre la voix sonore du garçon résonner d'un arbre à l'autre. Est-ce cet écho qui nous assomme tous ? Nous restons plantés là, dans un grand silence, jusqu'à ce que quelqu'un le brise. L'instituteur Danisch se sent obligé de clore cet échange : "Telle est la leçon de ce grand scientifique. Abattre ces quelques mélèzes prend une signification politique importante. C'est l'un des membres du Bureau de la cellule locale du Parti qui vient d'attirer notre attention sur ce point au nom de la direction révolutionnaire du canton !"
Une ombre passe sur le visage d'Arganak. Peut-être aurait-il préféré être nommément cité. D'où la rancœur qui perce dans sa voix lorsqu'il dit : "Assez, camarades ! Nous ne sommes pas ici pour bavarder, mais pour lutter et agir ! J'ai cent quatre-vingt-seize bras à ma disposition, divisés par quatre, cela représente quarante-neuf arbres. C'est l'objectif que je vous fixe. Si vous abattez cinquante arbres, vous l'aurez dépassé : je compte sur vous pour le faire ! Chaque classe constitue une section, et l'instituteur qui la dirige peut permettre d'organiser des sous-sections dont-il nomme lui-même le chef ; cependant il reste entièrement responsable de la discipline et de la sécurité de chaque membre du collectif de travail. En tant que chef de l'équipe scolaire, je surveillerai tout le front du travail et serai garant du résultat global de l'offensive auprès de la direction du canton !"

* Tchoïbalsan avait pour objectif la destruction systématique des temples bouddhistes et l'élimination des moines. On estime ainsi que plus de 27 000 personnes périrent ou disparurent durant ces années noires.
Sous couvert de modernisation, le bouddhisme subit les foudres d’un régime d’idéologie athée fanatique proche de Staline.

Extrait de Le Monde gris - Galsan Tschinag


2 commentaires:

  1. Il n'y avait pas intérêt à critiquer quoi que ce soit des décisions du parti...

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  2. Oui, menaces de prison, de représailles sur les parents, la famille si l'on était un tantinet rebelle... enfant ou pas. C'est ce qui est relaté dans ce livre.

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