samedi 28 décembre 2019

Piste chamanique

« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »
 livre de plomb, A Kiefer, réfectoire du couvent de la tourette

Dans la yourte, le chef écouta bouche bée le récit de son interlocutrice, saisit des deux mains et avec une profonde révérence le petit paquet de soie jaune enrubanné de rouge et le porta respectueusement à son front avant même de l'avoir déplié et d'en avoir inspecté le contenu. Ce qu'il fit ensuite, avec soin et concentration. Certes, il parvint à reconnaître que ce feuillet était un écrit, mais fut bien incapable d'en dire plus, et il eut beau s'armer de la plus grande patience et du plus profond respect pour observer les fioritures entrelacées, il ne pu découvrir le sens qu'elles recelaient certainement. 
"Me voilà impuissant, finit-il par s'avouer. C'est que je ne suis pas invocateur des écritures. Et mes conseillers non plus."
Telles étaient les pensées qui se formaient dans son esprit, mais il ne leur permit pas de se manifester. Elles n'en furent que plus pénibles et tenaces. Il lui fallait trouver quelqu'un qui arrachât son sens à cet écrit et le lui glissât dans l'oreille. Un jour, il avait vu un homme qui observait une feuille portant ces mêmes fioritures entrelacées et lisait en elles tout comme on lit les traces fraîches laissées dans la neige ou dans la boue, appelant aussitôt par son nom ce qu'il venait apparemment de reconnaître Il s'était alors renseigné auprès de l'homme et avait tout juste réussi à obtenir de lui ceci : "écriture" était le nom qu'on donnait à ces entrelacs de traces, discernable seulement par les connaisseurs. Ensuite, il avait aussi demandé si lui-même, chef tout juste âgé de quarante ans, régnant aux confins rocheux et glacés de la terre, pouvait s'approprier l'art de suivre cette piste étrange comme on suit celle des loups et des renards. L'homme avait réfléchi un instant, puis répondu : "Non, Altesse, continuez plutôt de régner sans pensées contraires sur le peuple et la terre qui vous reviennent!" Si la signification profonde de cette réponse lui était toujours restée obscure, il avait cependant compris une chose : un maître de l'écriture était comme un chef ou un chaman - on ne le devenait pas, on l'était ou on ne l'était pas.

Dehors, la nuit était tombée et, dans la yourte, on alluma les lampes à suif. Le chef se sentait oppressé, son cerveau bouillonnait. Car quoi ! où devait-il maintenant aller le chercher, celui qui serait en mesure de déchiffrer cette feuille grande comme la paume de la main et griffonnée des deux côtés ? Ayant pesé le pour et le contre, il décida de demander conseil à la porteuse même de l'énigme, la chamane si vive, avant d'être forcé de se tourner vers ses conseillers - "ces vieillards babillards !" - qui ne manqueraient pas alors de s'emparer de la nouvelle, et avec eux tous les autres. Il déclara donc : "Bien, jusqu'ici j'étais le chef, et vous étiez le sujet. Mais maintenant je descends du vertigineux trône chatoyant du seigneur et rejoins la modeste terre des hommes dont l’œil est d'eau et le cœur de chair, homme que je continue en réalité d'être à chaque instant, pour vous prier, servante du Ciel Noir, vous et vos dix mille esprits, de reprendre les rênes. Ce que nous voulons et devons savoir se résume à cette question : que faire à présent ?"

La chamane resta assise sans bouger, comme pétrifiée. La raideur et la dureté envahirent à vue d’œil son visage juvénile et lumineux, comme si le feu de la vie s'éteignait en elle, comme si son corps, à commencer par sa peau, se changeait en glace. Après un moment cependant, que chaque instant écoulé rendait plus cruel, elle réagit enfin et dit sévèrement : "Vous avez trotté sans me voir, ô chef, parcouru un long chemin à travers le monde que vous connaissez et surplombé ses confins béants ! Mais comme vous n'avez pu trouver nulle part celui qui eût été en mesure de vous renseigner, vous avez dû décider de vous contenter de moi sur le chemin du retour, ce qui valait mieux, tout compte fait, que de s'en retourner muni d'une sacoche désespérément vide, n'est-ce pas ?" Et elle éclata de rire. C'était un rire furieux, libérateur. Mais également impitoyable pour les gens de la yourte, et en premier lieu pour celui qui l'avait sollicitée. Toutefois, le chef savait déjà comment se tirer de cette situation peu glorieuse : il s'inclina légèrement, les mains jointes sur la poitrine et, s'adressant avec douceur aux dix mille esprits, il implora leur pardon et leur compréhension pour cette nouvelle erreur qu'il avait peut-être commise, lui qui n'était qu'un simple mortel, un aveugle voyant et un sourd entendant.
Il était impossible de savoir si la chamane percevait encore ce qui se passait, car après avoir laissé retentir son rire étrange, elle s'était tournée d'un seul coup vers la paroi de la yourte et fouillait à présent dans son sac à dos. Retenant son souffle, l'assemblée la regardait faire, et c'est avec une compassion douloureuse qu'on la vit extirper et secouer le bonnet de coton rouge pâle, ravagé par le temps. Accourue pour l'aider, la servante le lui enfila sur la tête et le noua solidement. Les quelques spectateurs, étonnés, échangèrent un regard furtif : l'usage ne voulait-il pas qu'on enfila tout d'abord le costume ? 
"Qu'est-il besoin de l'armure ? Pour une fois, je ne dois affronter ni mort ni diable, et ce qu'il me faut surtout, c'est ce casque, ses antennes et ses interstices, pour être aux écoutes, être aux aguets et bavarder !" 

Extrait de L'enfant élu - Galsan Tschinag



mardi 24 décembre 2019

Douche de lumière et équation verticale


Le discours de ma mère - qui avait préféré l'aisance bourgeoise à l'exigence de sa liberté - rappelait sans cesse, à mes oreilles d'enfant assoiffée, l'inconfort certain qu'enduraient tous les chercheurs d'absolu dont je me réclamais, selon une équation qui se pouvait résumer comme suit :

absolu + vérité = chaos + pauvreté
compromis + négociations = confort + bien être

Il est peut-être ainsi à la surface des choses, cependant l'âme fonctionne tout à l'inverse.
Plus l'on se tient droit et fidèle à elle, plus la stabilité et l'abondance spirituelle adviennent.

Extrait de Le chagrin des origines - Laurence Nobécourt

Conclusion :
absolu + vérité = confort + bien-être
compromis + négociations = chaos + pauvreté

Cest le Noël philosophique !

jeudi 19 décembre 2019

La lignée


Il y a un moment où l'on ne peut plus raconter.
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Toute lignée porte son lot d'obscurité, qui se transmet de génération en génération, chaque enfant héritant de telle ou telle part. Comme des cartes à jouer qui se distribuent et dont chacune récupère celles qui lui échoient pour jouer la partie.
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Quand l'auteur américain Philip Roth affirme que l'arrivée d'un écrivain dans une famille signe la fin de l'harmonie, je me dis qu'en effet il ne saurait en être autrement. Lorsque sur plusieurs générations les individus n'assument pas le travail alchimique qui leur revient, le vivant s'en trouve lentement distordu, si bien que la lignée finit par donner naissance à un écrivain, un saint homme ou un fou. Il faut bien que quelqu'un endosse la part de mutation indispensable au maintient du vivant, car un organisme vivant est toujours un organisme en mouvement. A la manière dont les pierres s'amassent lentement dans le lit d'un torrent au point d'en obstruer le passage, la passivité et l'ignorance sur plusieurs générations finissent par assécher la vitalité d'une lignée. Ce pourquoi l'écrivain viendra toujours bousculer en nommant tout ce qu'une filiation porte en elle de secrets et de malédictions. A qui use du déni on ne peut forcer le voir. Cependant, on peut tenter d'initier un élan. Cela implique toujours une forme de violence. Mais c'est celle qui est faite au vivant pour protéger la vie. C'est le mystère du texte que de dévoiler ce qu'il ignore savoir, c'est le courage de l'écrivain que d'oser se donner entièrement à son verbe, quel que soit le prix dont ce don lui coûte. Quiconque a véritablement écrit connaît parfaitement le poids de cette charge. Et l'assume sans s'en plaindre.
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J.M.G. Le Clézio a raison de penser qu'"un jour on saura peut-être qu'il n'y avait pas d'art mais seulement de la médecine". Le verbe est une médecine, oui. Il l'a été pour moi.
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Partir du corps malade pour atteindre aux dires de l'être.


Extrait du Chagrin des origines - Laurence Nobécourt

mercredi 18 décembre 2019

Femmes martyrs

La mise à mort de la religion persécutée ?

Il y avait trois femmes sans tête qui seraient :
- Une vierge
- Sainte Apolline
- Sainte Agathe (que j'avais évoquée, coïncidence ou pas, la semaine dernière dans le post LUCIA)


 Femmes décapitées portant une scie, un pieu ou une ceinture de chasteté. Elles évoqueraient d’autres Vierge et Martyres, à la fois fortes et fragiles.


Femmes sur le toit terrasse surplombant le plan incliné menant à l'église.

dimanche 15 décembre 2019

Avocat et associés


LES AVOCATS PENDANT LA REVOLUTION FRANCAISE

1790 : une loi instaure le principe de "la barre libre". 
En effet les avocats étaient suspectés car ils disposaient à la fois du monopole de la plaidoirie ainsi que d'un ordre.
Désormais le citoyen peut se défendre lui-même gratuitement. Les défenseur officieux apparaissent pour remplacer les avocats et défendre le citoyen gratuitement. Un parent ou un ami peut être défenseur officieux.
Décret du 2-11 sept 1790 : les hommes de loi appelés avocats ne devront former ni ordre, ni corporation ; ils n'auront aucun costume particulier dans leur fonction.
Décret du 25 juin 1791 : les titres d'avocat et de procureur sont supprimés ; leurs fonctions seront exercées par des défenseurs officieux et des avoués... tout citoyen pourra exercer la fonction de défenseur officieux.

Sont considérées comme suspectes les personnes à qui l'on aura refusé un certificat de civisme.

La loi du 26 janvier 1793 impose aux avocats de produire un certificat de civisme pour se présenter malgré tout à la barre des tribunaux. C'est une manière de leur fait payer une supposée absence de patriotisme ou une appartenance à l'aristocratie.

Aux avocats succèdent donc les défenseurs officieux (apparaissent au prétoire avocats reconvertis, aubergistes, directeur de pensionnat, professeur de philosophie etc... ) ; certains se font  rémunérer grassement. (la bonté de l'être humain !) La plupart des avocats redoutent d'être confondus avec eux. L'absence de réglementation entraîne désormais de nombreux problèmes.

LIBERTE et GRATUITE  oui mais.... parfois on constate qu'il n'y a aucune déontologie, des abus divers et variés apparaissent, le principe de gratuité n'est pas respecté. Il y a une pénurie de défenseurs libres devant les juridictions criminelles dont les audiences sont les moins lucratives avec des défenseurs pouvant être désignés d'office qui sont parfois des défenseurs sans scrupules à l'avidité sans limite... Les accusés sont mal défendus... 
A noter qu'il n'y a que peu d'avocats parmi les défenseurs officieux.

Bref, la défense officieuse vit son âge d'or durant la terreur (1792 -----> 1795)
L'être humain étant parfois "long à la détente", on comprend enfin qu'il est illusoire d'avoir foi en la gratuité de la défense.



vendredi 13 décembre 2019

Lucia



 Sainte Lucie

Première version :
Pendant qu'elle priait pour la guérison de sa mère, Lucie s'endormit et vit sainte Agathe lui dire : "Lucie, ma sœur, pourquoi me demander ce que ta foi a pu obtenir par elle-même ? Ta mère est guérie. Tu seras bientôt la gloire de Syracuse comme je suis la gloire de Catane."
En remerciement, Lucie décida de faire don de tous ses biens et de sa dot aux nécessiteux et décida de consacrer sa vie aux pauvres. L'homme dont elle n'était pas amoureuse et à qui elle était promise en mariage n'apprécia pas du tout son comportement et continua ses avances. Lucie lui aurait alors demandé pourquoi il tenait tant à elle ; il lui aurait répondu : "Vos yeux !" 
Lucie s'arracha les yeux avec un petit couteau et après les avoir mis sur un plat, elle les porta à tâtons à son fiancé. La Vierge Marie aurait ensuite rendu ses yeux à Lucie.
(oui c'est sordide !)

Deuxième version : 
On lui aurait arraché les yeux après qu'elle ait refusé d'abjurer sa foi chrétienne malgré les tortures. On dit aussi que pour toute réponse à son fiancé qui menaçait de la dénoncer, elle se les serait arrachés elle-même, et les lui aurait envoyés dans une boîte. À la suite de quoi, la Vierge serait venue lui en apporter de plus beaux encore. C'est la raison pour laquelle elle est fréquemment invoquée pour guérir les maladies oculaires et représentée portant ses yeux sur un plateau par les peintres.
(oui, c'est encore sordide !)

Version intégrale selon Jacques de Voragine dans La légende dorée :
https://fr.wikisource.org/wiki/La_L%C3%A9gende_dor%C3%A9e/Sainte_Lucie
(oui c'est pire que lugubre !...)

Caravage 1608 - l'enterrement de Sainte-Lucie


mercredi 4 décembre 2019

Cette foi inaltérable


"L'homme peuple les ténèbres de fantômes, de dieux, d’électrons, de contes. L'homme imagine, l'homme croit, et c'est sa foi, cette foi inaltérable, qui déclenche les événements."

Extrait de American God's de Neil Gaiman 

(livre que je n'ai jamais lu mais ça ne saurait tarder !)
Mais oui mais oui, on pourrait confondre croire et croître...
Tout est dans l'accent circonflexe !... Il croit, il croît... Méditation.... Croa croa !...
Nous crûmes, vous crûtes... qu'ils croissent... et pourquoi il n'y a pas d'accent circonflexe là ?!...


lundi 2 décembre 2019

Au delà de toute espérance


Je n'espérais rien, j'étais pleinement conscient que je n'avais rien à espérer, mon analyse de la situation me paraissait complète et certaine. Il existe certaines zones de la psyché humaine qui demeurent mal connues, parce qu'elles ont été peu explorées, parce que heureusement peu de gens se sont trouvés en situation d'avoir à le faire, et ceux qui l'ont fait ont en général conservé trop peu de raison pour en produire une description acceptable. Ces zones ne peuvent guère être approchées que par l'emploi de formules paradoxales et même absurdes, dont l'expression espérer au-delà de toute espérance est la seule qui me revienne réellement. Ce n'est pas similaire à la nuit, c'est ben pire ; et sans avoir personnellement connu cette expérience j'ai l'impression que même lorsqu'on plonge dans la vraie nuit, la nuit polaire, celle qui dure six mois consécutifs, demeure le concept ou le souvenir du soleil. J'étais entré dans une nuit sans fin, pourtant il demeurait, tout au fond de moi il demeurait quelque chose, bien moins qu'une espérance, disons une incertitude. On pourrait aussi dire que même lorsqu'on a personnellement perdu la partie, lorsqu'on a joué sa dernière carte, demeure chez certains - pas chez tous, pas chez tous - l'idée que quelque chose dans les cieux va reprendre la main, va décider arbitrairement de distribuer une nouvelle donne, de relancer les dés, et cela même lorsqu'on a jamais ressenti, à aucun moment de sa vie, l'intervention ni même la présence d'une divinité quelconque, même lorsqu'on est conscient de ne pas particulièrement mériter l'intervention d'une divinité favorable, et même lorsque l'on se rend compte, considérant l'accumulation des erreurs et des fautes qui constitue votre vie, qu'on la mérite moins que personne.

Extrait de Sérotonine - Michel Houellebecq

La magie de la pleine lune