vendredi 31 janvier 2020

Assassinat

Je perçois d'abord un grincement. Impossible qu'il vienne du vieil arbre ? A moins que ce ne soit la voix de son âme quittant le corps qui se meurt ? Si tel est le cas, la séparation a dû être très douloureuse. Puis j'entends un craquement, on dirait qu'une grosse boule lourde rencontre un gros os dur et le traverse en le fracassant. Il y a à la fin une lamentation à plusieurs voix qui dure longtemps avant de se transformer en soupir. Dès le premier contact de la lame de la scie avec l'écorce épaisse, le mélèze trésaille, tout comme un yack quand la pointe du couteau effleure la peau de son cou avant d'y pénétrer. Le tressaillement croît, comme croît toute chose, il devient résistance, comme le coup devient blessure et la flamme devient feu. Le mélèze se met à chanceler et à flancher, il gratte le ciel avec les innombrables griffes dont le bout et la pointe de ses branches ont soudain pris la forme. Puis il tombe et ne se relève pas.
Il y a une discordance entre ce que je perçois et ce dont j'ai conscience. Car perception et conscience sont deux choses distinctes - les oreilles et les yeux ne sont-ils pas séparés sur la tête ? Ainsi y a-t-il sans doute des réflexions qui me traversent l'esprit sans simultanéité avec les événements. Ils assassinent l'arbre, or qui assassine un arbre, un frère, est capable d'assassiner père et mère ! Cette pensée me harcèle.
Mais voilà que l'assassinat bat son plein. Cette fois, j'en suis. C'est comme lorsqu'on abat les bêtes en hiver. Un tas ici, un autre là, un meurtre ici, un autre là. Les arbres sont encore plus désarmés que les moutons, muets sous le coup du couteau, qui ne poussent qu'un gémissement en rendant l'âme, tout à la fin. Je ne sais même pas s'ils ont un sursaut quand la scie pénètre leur corps. Le sang de l'arbre est clair et vif. Il ressemble plus à de la cervelle ou de la moelle qu'à du sang. Mais un arbre, un mélèze qui tombe et meurt émet un son terrible qui réveille le troupeau des arbres proches, ainsi que les montagnes et les steppes lointaines, et y sème l'effroi ; tous sursautent, gémissent, et crient, comme les yack hurlent, queue dressée et tête baissée, quand ils flairent l'odeur du sang et des entrailles de l'un des leurs.
On s'habitue vite à tuer, car tuer n'est pas difficile, me semble-t-il. Le désarroi qui a d'abord saisi tout le monde à la vue du mélèze blanchi par les ans et consacré par les chamans se noie dans l'echo des plaintes qui s'échappent des êtres et des corps proches ou lointains. Il y a longtemps que l'effroi que l'on ressent soi-même en entendant geindre l'arbre suivant qui se meurt a cessé de vous paralyser et de vous bouleverser.
A nous les élèves de la première classe, on confie les mélèzes les plus frêles. Ce sont des enfants arbres, peut-être de notre âge ou tout au plus celui de nos parents.

Extrait de Le Monde gris - Galsan Tschinag

2 commentaires:

  1. Pauvre arbre... Pour un peu mon cœur saignerait de la sève à cette lecture!

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  2. Une petite infusion sucrée pour te remettre ? ! :-)

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