mercredi 15 janvier 2020

Une fois éveillé, il prolongeait le rêve

Mugulai partait à regret. A Tout moment, Ôkpesch pouvait surgir, revenir enfin. La dernière fois qu'il l'avait vue, c'était à la fin de l'automne. Elle avait alors fait remarquer qu'il avait bien grandi. Et tandis qu'elle prononçait ces mots, il avait aperçu en trois endroits de son beau visage encore enfantin cette rougeur qu'il connaissait déjà depuis longtemps, qui lui était familière, et il s'était senti bien supérieur à elle, comme s'il lui appartenait de la préserver et de la protéger. Par la suite, il avait régulièrement rêvé d'elle, souvent plusieurs nuits d'affilée, tout l'hiver durant. Une fois éveillé, il prolongeait le rêve, il veillait sur ses songes et ses pensées et en prenait soin, les arrangeait parfois même un peu - avec pour conséquence que la femme adulte, cette chamane à laquelle on prêtait un esprit de rébellion, lui était toute dévouée : elle parlait et agissait, vivait selon les volontés du garçon, et comme elle se comportait ainsi, il faisait de même vis à vis d'elle. Combien de fois lui avait-il dit en rêve ; "Ah, je vois bien à ton regard que ce n'est pas ce que tu souhaitais, et bien, qu'à cela ne tienne, faisons autrement, plutôt comme cela..."
Par exemple, quand il lui avait dit qu'il aimerait avoir avec elle une yourte à six parois, un troupeau de mille têtes et pas moins de dix enfants, elle l'avait tout de suite approuvé - la nuit, dans son rêve ; mais le lendemain, il avait réfléchi et en était arrivé à la conclusion que c'était exagéré, aussi avait-il décidé de s'en tenir à une yourte à quatre parois, un troupeau de cinq cents têtes et six enfants, et lorsqu'il l'en avait informée, elle avait acquiescé sur-le-champ. Il lui avait rendu compte de sa nouvelle décision en disant : "Au départ, tu ne voulais pas te marier, tu voulais passer ta vie au service des autres ; or, je t'ai éloignée de ce chemin et le peuple sera trop souvent privé de toi si tu enfantes et allaites dix fois et si, en plus, tu dois t'occuper d'une yourte trop peuplée et prendre soin d'un troupeau trop nombreux." Elle lui avait donné raison : "C'est vrai, mon désir était autre, mais je suis maintenant devenue ta femme puisque tel était ton souhait, et peut-être y en aura-t-il un parmi nos six enfants qui servira le Ciel Noir mieux que je n'ai jamais pu le faire !" Combien de fois avait-il fait ce rêve qu'elle habitait et forgé cette pensée qu'avec elle il partageait ! Oui, il partageait avec elle chacun de ses rêves et chacune de ses pensées, il n'en doutait pas un seul instant. Et il avait une bonne raison de n'en pas douter. Cela s'était passé un matin, quatre ans auparavant, juste après la nuit où elle s'était pour la première fois insinuée dans ses rêves. Aussitôt éveillé, il s'était levé et, l'esprit encore pénétré de son rêve, il avait erré dans l'espoir de la trouver sur son chemin - et il l'avait aperçue ! Immobile, elle était accroupie au bord de la rivière et suivait des yeux le fil de l'eau. Il s'avança vers elle et, sans détour, déclara qu'il avait rêvé d'elle.
Elle eut un haut-le-corps et laissa échapper un murmure, presque un cri : "Toi aussi ?!"
Il sursauta à son tour.

Extrait de L'enfant élu - Galsan Tschinag

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