jeudi 19 décembre 2019

La lignée


Il y a un moment où l'on ne peut plus raconter.
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Toute lignée porte son lot d'obscurité, qui se transmet de génération en génération, chaque enfant héritant de telle ou telle part. Comme des cartes à jouer qui se distribuent et dont chacune récupère celles qui lui échoient pour jouer la partie.
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Quand l'auteur américain Philip Roth affirme que l'arrivée d'un écrivain dans une famille signe la fin de l'harmonie, je me dis qu'en effet il ne saurait en être autrement. Lorsque sur plusieurs générations les individus n'assument pas le travail alchimique qui leur revient, le vivant s'en trouve lentement distordu, si bien que la lignée finit par donner naissance à un écrivain, un saint homme ou un fou. Il faut bien que quelqu'un endosse la part de mutation indispensable au maintient du vivant, car un organisme vivant est toujours un organisme en mouvement. A la manière dont les pierres s'amassent lentement dans le lit d'un torrent au point d'en obstruer le passage, la passivité et l'ignorance sur plusieurs générations finissent par assécher la vitalité d'une lignée. Ce pourquoi l'écrivain viendra toujours bousculer en nommant tout ce qu'une filiation porte en elle de secrets et de malédictions. A qui use du déni on ne peut forcer le voir. Cependant, on peut tenter d'initier un élan. Cela implique toujours une forme de violence. Mais c'est celle qui est faite au vivant pour protéger la vie. C'est le mystère du texte que de dévoiler ce qu'il ignore savoir, c'est le courage de l'écrivain que d'oser se donner entièrement à son verbe, quel que soit le prix dont ce don lui coûte. Quiconque a véritablement écrit connaît parfaitement le poids de cette charge. Et l'assume sans s'en plaindre.
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J.M.G. Le Clézio a raison de penser qu'"un jour on saura peut-être qu'il n'y avait pas d'art mais seulement de la médecine". Le verbe est une médecine, oui. Il l'a été pour moi.
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Partir du corps malade pour atteindre aux dires de l'être.


Extrait du Chagrin des origines - Laurence Nobécourt

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