jeudi 23 mai 2024

Parler

Voyage dans le temps...

J'avais grandi dans un monde où l'on grognait beaucoup. 

Parler était au mieux un luxe, le plus souvent une frivolité. On grognait pour remercier, on grognait pour exprimer sa satisfaction, on grognait pour grogner. Et quand on ne grognait pas, on faisait un signe des yeux, de la main, « passe-moi le sel », pas besoin de parler pour ça. Mon père était ainsi, Zio était ainsi. Un truc d'hommes. Viola, elle, disait souvent « en l'occurrence » ou « nonobstant ». Elle m'ouvrit un monde de nuances infinies. Si je remarquais « il y a du vent », elle rétorquait « ce n'est pas du vent, c'est le libeccio ». Viola connaissait le nom de tous les vents.

Le 24 juin 1918, à l'occasion de la Saint-Jean, elle me donna rendez-vous au cimetière. La meilleure nuit pour voir des feux follets. Elle sortie de la forêt comme à son habitude, d'un endroit que j'étais venu étudier en plein jour et où je jure qu'il n'y avait pas de chemin. Je lui exprimais aussitôt ma réticence à chasser le feu follet, surtout s'il s'agissait d'âmes en peine. Viola mis la main sur ma bouche alors que je parlais encore. 

- Oublie les feux follets. J'ai fait une découverte extraordinaire.

- Vraiment ?

Viola m'avait appris qu'on ne disait pas « ah bon ?  , sauf si l'on était rustre.

- J'ai découvert que je pouvais voyager dans le temps, s'exclama-t-elle. Je viens tout juste de débarquer du passé.

- Comment ça ? 

- Et bien, je viens d'il y a une seconde. Si T est l'instant présent, il y a une seconde, à T - 1, je n'étais pas encore là. Et maintenant j'y suis. J'ai donc voyagé de T - 1 vers T. Du passé vers le présent. 

- Tu ne peux pas vraiment voyager dans le temps. 

- Si. Tiens, je viens juste de le refaire. Je viens d'il y a une seconde. 

- Mais tu ne peux pas y retourner. 

- Non, car le passé ne sert à rien. C'est pour ça qu'on voyage du passé vers l'avenir. 

- Tu ne peux pas aller dans 10 ans. 

- Bien sûr que si. Retrouvons-nous ici dans 10 ans, le 24 juin 1928, même heure. Tu verras, j'y serai. 

- Sauf que tu auras mis 10 ans pour y aller. 

- Et alors ? Quand tu es venu de France, peu importe que ton train ait mis une minute ou une journée. Tu as bien voyagé de la France vers l'Italie, non ?  Sourcils froncés, je cherchais le point faible de son raisonnement. Mais Viola n'avait pas de point faible. 

 - De la même manière, je serai là le 24 juin 1928, et j'aurais voyagé dans le futur. CQFD. Allez, viens, les morts nous attendent. 

- C'est vrai que tu peux te changer en ourse ? 

Elle avait fait quelques pas vers le cimetière. Elle revint vers moi, l'air grave.

Extrait de : VEILLER SUR ELLE - Jean-Baptiste Andrea

dimanche 5 mai 2024

Un monde fantasmagorique


 Une astuce 

Alors oui , voilà une astuce : arrêtez de vous plaindre. Faites-moi confiance là-dessus. Faites aussi confiance à Werner Herzog.
Il y a beaucoup de bonnes raisons de cesser de vous plaindre si vous voulez mener une existence plus créative. 
Premièrement, c'est agaçant. Étant donné que tous les artistes se plaignent, c'est un sujet éculé et ennuyeux. (A voir la quantité de doléances que produit la classe des créatifs de métier, c'est à croire que ces gens ont été condamnés à leur vocation par un dictateur cruel au lieu d'avoir choisi ce métier de leur plein gré et en toute sincérité.) 
Deuxièmement, évidemment que c'est difficile de créer ; si ça ne l'était pas, tout le monde le ferait et ce ne serait ni exceptionnel ni intéressant.
Troisièmement, de toute façon, personne n'écoute jamais vraiment les lamentations des autres, car nous sommes tous obsédés par nos précieuses difficultés personnelles. Du coup, en gros, vous parlez à un mur.
Quatrièmement - et c'est le plus important - vous faites fuir l'inspiration. Chaque fois que vous déplorez combien c'est difficile et épuisant d'être créatif, l'inspiration recule un peu plus, insultée. C'est comme si elle levait les mains et vous disait : « Hé, désolée, mon pote ! Je ne m'étais pas rendu compte que ma présence était aussi pénible. Je vais m'adresser à quelqu'un d'autre. » 
J'ai remarqué ce phénomène dans ma propre vie, chaque fois que je commence à me plaindre. J'ai compris que mon auto-apitoiement flanque l'inspiration à la porte et que la pièce devient glaciale, minuscule et vide. Puisque c'était ainsi, voici le chemin que j'ai choisi dès ma jeunesse : j'ai commencé à me dire que j'adorais mon travail. J'ai clamé que j'appréciais jusqu'au dernier le moindre aspect de mes entreprises créatives - la souffrance comme l'extase, la réussite comme l'échec, la joie et la gêne, les passages à vide, le train-train quotidien, les cahots, toutes ces incertitudes et l'inanité de tout cela.
J'ai même osé le dire à voix haute.
J'ai déclaré à l'Univers (et à qui voulait m'entendre) que je m'engageais à mener une existence créative non pas pour sauver le monde, devenir célèbre, jouir de privilèges, défier le système, faire la nique aux salauds, prouver à ma famille de quoi j'étais capable, ni dans un geste de protestation ou en guise de puissante catharsis thérapeutique émotionnelle . Mais simplement parce que cela me plaisait. 
 Alors essayez de dire ceci : « j'apprécie ma créativité. » 
Et quand vous le direz, veillez a vraiment le penser. 
D'abord, cela va déconcerter tout le monde. Je suis convaincue qu'apprécier son travail de tout son cœur est la seule attitude véritablement subversive qui reste à adopter pour un individu créatif de nos jours. C'est incroyablement culotté, car presque plus personne n'ose parler ouvertement de plaisir créatif, de peur de ne pas être pris au sérieux en tant qu'artiste. Alors dites-le. Soyez le fou qui ose prendre du plaisir. Mais le mieux, c'est qu'en disant que vous adorez votre travail, vous ferez venir l'inspiration. Elle sera reconnaissante de vous entendre prononcer ces mots, car l'inspiration - comme nous tous -apprécie qu'on l'apprécie. Elle entendra votre plaisir et pour vous récompenser de votre enthousiasme et de votre loyauté, elle déposera des idées sur le pas de votre porte. Plus d'idées qu'il ne vous en faut. Suffisamment d'idées pour remplir dix existences.

Extrait de "Comme par magie" - Elisabeth Gilbert

Visite nocturne...