samedi 23 juillet 2022

La fin d'un monde


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550 Anno Domini
Lorsque cette année-là Magnus Aurelius Cassiodorus partit de Ravenne pour son domaine de Scylacium, à l'extrême sud de la péninsule, il considéra que ce serait sans retour, parce qu'à soixante-cinq ans, on n'a pas à compter sur beaucoup d'années encore. Il ne voyait plus devant lui qu'une tâche à accomplir; tout le reste désormais passait par profits et pertes, et il lui fallait se hâter.
Il n'avait pu éviter ce séjour dans la métropole afin d'y réaliser quelques biens, de recouvrer d'ultimes sommes, de rassembler des archives qui voyageraient par la mer. Mais c'était maintenant là-bas qu'on l'attendait, et on l'y attendait pour toujours. Les murailles aux tours carrées de la puissante cité, jadis capitale impériale, où s'était
déroulé l'essentiel de sa vie, se perdirent peu à peu dans l'horizon des maremmes
environnantes et leurs tremblantes vapeurs, comme s'efface un souvenir.
Il n'est pas facile de choisir une route, ou plutôt de l'accepter, quand on sait que ce sera la dernière. Jésus lui-même, à Gethsemani, a gémi et supplié, << au moment d'entrer librement dans sa Passion ». Parvenu à la vieillesse, Cassiodore ne laissait pourtant rien derrière lui qu'il regrettât vraiment. L'aisance matérielle, il en avait toujours joui sans y prêter attention: on ne s'émerveille guère de l'air qu'on respire ou de l'eau qu'on boit. Les contentements du pouvoir ? Il les avait trouvés, comme la richesse, offerts dans sa corbeille, il avait vécu salué par des huissiers, des gardes et des secrétaires. Des plaisirs de la chair, il s'était octroyé ce qui paraissait, dans son monde, normal et raisonnable; quelques souvenirs de corps peu vêtus lui offrant, parmi la musique et les rires d'un banquet, des séductions plus ou moins faciles ou retorses, se présentaient à sa mémoire sans le troubler. Certains de ses amis de jeunesse avaient goûté la luxure jusqu'au raffolement; cela les avait toujours enlaidis à la fin. L'homme de qualité était en droit de cueillir de tels fruits au passage, mais il ne devait pas s'en goinfrer. Le mariage? Dieu n'avait pas voulu que son épouse digne et douce lui donnât une descendance avant de mourir jeune.
Tout cela, éloigné maintenant par tant d'années, ne tourmentait plus son cœur au moment de s'avancer sur le dernier chemin; le géhennait seulement que ce fût le dernier. Devant cet horizon-là, tout homme se cabre. S'abîmer en Dieu comme la rivière dans la mer devrait constituer une promesse, une espérance, une joie. L'âme, hélas, aime sa prison terrestre... (Mais y croyais-tu vraiment, Magnus Aurelius, à cette âme immortelle ? Y croyais-tu vraiment ?)
Sa meilleure auxiliaire, à présent, était en fin de compte la fatigue. Il avait soupiré devant les premiers maux de l'âge. Il lui fallait affronter un corps qui de jour en jour donnait les signes de sa dégradation : les yeux qui voient moins bien, le souffle plus court, les dents qui manquent à la bouche, une douleur persistante au genou depuis une chute sur les pavés de la rue; l'affaissement des viscères, l'abdomen comme une outre usée, veinée de bleu. Jamais il n'avait accordé d'importance à la splendeur corporelle, à l'idéal du gymnaste. Du moins ce corps avait-il été docile et muet. Il ne l'était plus, il interposait désormais de misérables et têtus obstacles entre le vouloir et l'agir.
Puis il avait découvert la secrète vertu de ces humiliations: l'homme devenu plus lent écartait ce qui n'était pas essentiel, dans le même temps que tout se détournait de lui. Longtemps, trop longtemps sans doute, il avait conservé le réflexe d'imaginer dans l'avenir un autre soi-même, différent, accompli, magnifié, comme s'il se sentait éternellement un jeune homme, un être en formation, comme s'il croyait intarissable à son désir la fontaine des saisons et des jours. C'était prolonger plus que de raison le propos de l'enfant qui explique ce qu'il fera quand viendra l'âge d'homme. De cette illusion d'aurore perpétuelle, il n'avait que trop tardé à se départir, pour admettre enfin que le temps nous sculpte un visage de pierre grise, et que Dieu seul, au moment qu'il voudra, accomplira l'ultime métamorphose.

Elle reflétait pourtant, cette illusion, comme dans le flou des miroirs dont parle l'apôtre Paul, une énigme réelle. La permanence du sentir, la mémoire et l'entendement nous font savoir que nous sommes le même; les êtres qui nous entourent nous le confirment, ils nous appellent par notre nom, ils ont une idée de ce qu'ils croient être notre caractère, nos penchants; mais quand nous regardons nous-même qui nous fûmes en tel ou tel moment, parfois nous nous reconnaissons mal, d'autres fois nous hésitons à le croire, ou bien nous avons honte, nous nous sentons trahi par quelque obscur démon en nous. Une cohorte de Magnus Aurelius s'avançait ainsi au long du temps, différents et pareils.

Pour l'heure, n'existaient que les longueurs du voyage, le pas des chevaux, le balancement de la litière, l'ennuyeuse patience des étapes.

Il ne disait pas seulement adieu au temps personnel de sa vie, ce modeste apanage où s'inscrivent nos joies, nos affections, nos drames, nos rires et nos regrets. Il prenait congé aussi d'une forme collective du temps, dans laquelle s'étaient exercés ses décisions et ses vouloirs, mêlés aux vouloirs et aux décisions de bien d'autres. Fallait-il l'appeler le temps politique ? Le temps de l'époque ? Oui - quelque chose comme ça. Désormais, Cassiodore n'entendait plus se préoccuper des événements de Constantinople ou de Rome, de Ravenne ou des Gaules; il ne paraîtrait plus sur ce grand théâtre encombré de mouvements et de clameurs. Il lui semblait avoir compris que, si quelque chose devait jamais naître ou renaître de ce tohu-bohu, ce n'était pas à vue d'homme, de la sienne en tout cas. Vient un moment inévitable où, si l'on agit, travaille, désire et entreprend encore, ce n'est plus pour soi, mais pour ceux qui viendront, qui vivront à leur tour quand on n'y sera plus. Moment terrible où dans l'attente d'affronter sa mort physique, un homme doit en quelque façon mourir à soi même. Son temps restreint, les quelques aurores qui lui seraient encore versées par un invisible échanson, il allait les donner, comme un impôt ou une obole, à une durée moins visible et plus vaste que celle des pouvoirs et des guerres, des passions privées ou publiques.

Car en fin de compte, songeait-il, il y a bien trois rythmes du temps: celui d'un homme, celui de la cité, celui de Dieu, qui sont comme les trois cordes d'un instrument de musique, et peuvent s'harmonier ou dissoner. Son temps d'homme ne durerait plus. Le temps de la cité n'offrait désormais que des formes d'ordre précaires, compromises de toutes parts. Quant au temps de Dieu, d'une étendue incommensurable à la conscience humaine, il lui apparaissait empli d'un avenir qu'il se représentait indistinct, grisâtre, insondable, comme, au soir, l'horizon marin de sa Calabre. Mais souvent lui venait la pensée que cet avenir comportait une infinité de possibles, et que chaque entreprise humaine, si minime fût-elle, pouvait en modifier les aléas.

Ce qu'il lui restait à accomplir était de cette sorte

Eléments sous droits d'auteur

Extrait de L'écriture du monde - François Taillandier






2 commentaires:

  1. La fin d'un monde (terrestre) mais un autre l'attend, différent, inconnu, celui où nous nous retrouverons tous un jour. "Nous ne sommes que de passage" disait mon frère, quelques mois avant de rejoindre cet autre monde. Il n'a pas eu le temps, lui, de regarder en arrière, ce nouveau monde l'a happé plus vite qu'il ne l'aurait imaginé.
    A partir d'un âge, l'avenir n'est pas forcément gris, mais il faut être conscient qu'il se restreint et qu'il faut être cohérent avec le temps qu'il nous reste, s'accorder avec le temps restant en quelque sorte...
    Merci pour ce texte, source de réflexions, Biche. :-)
    Bonne soirée.

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    Réponses
    1. Tu écris aussi bien que François Taillandier Françoise 🙂 et je partage complètement ton point de vue.

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