samedi 19 décembre 2020

Un avertissement des esprits

 Décembre 1967, région d'Ulaan Uul

Les vacances d'hiver étaient enfin arrivées. Tous les élèves rejoignaient leur famille et les "trois Tsaatans", comme on les surnommait désormais à l'école, patinaient sur la Hog gol. La surface gelée de la rivière constituait une piste idéale et Altengerel, Gandjii et Enkhetuya avaient attaché des pierres plates sous leurs semelles pour la parcourir plus vite. Il leur faudrait bien deux jours pour rejoindre la région de Helteeg uul, où se trouvaient les campements de leurs familles. Au premier confluent, ils ont pris l'affluent de gauche, dont la glace était perforée de nombreux rochers. Placée juste derrière son amie, Enkhetuya surveillait chacun de ses mouvements. Tu fais bien attention à ne pas tomber, hein ? Yeux au ciel. Tu ne vas quand même pas me le répéter toutes les cinq minutes ! Attention au rocher, là. Gandjii s'est arrêté. C'est fini toutes les deux ? Enkhetuya a baissé la tête. Il a éclaté de rire.

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Au lever du jour*, Altengerel a dit au revoir à ses camarades. Enkhetuya a eu un pincement au cœur. Vite chassé. Sa vision n'était qu'un cauchemar, elle ne devait pas s'inquiéter. Elle n'a pourtant pu s'empêcher de mettre une dernière fois son amie en garde. Tu feras bien attention à ne pas marcher sur la glace ? Et à vérifier tes semelles ? Et ne va pas marcher à flan de montagne. Tu m'agaces à la fin ! l'a rabrouée Altengerel. Gandjii cette fois l'a soutenue. Si quelque chose justifiait toutes ces mises en garde, elle n'avait qu'à le dire. Enkhetuya a baissé la tête. Incapable de révéler le motif de son inquiétude.

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Le givre de la nuit collait encore à l'herbe ce matin-là. Et le soleil était si pâle, incapable de réchauffer cet univers glacial, infini, triste. Les six jours de vacances avaient passé plus vite que le temps d'y penser et Enkhetuya n'avait pas le cœur de repartir. Son intuition lui disait que quelque chose allait changer. Que sa vie ne serait plus jamais la même. 

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Posé sur le rocher, le corbeau a levé une patte, puis l'autre. Enkhetuya s'est approchée lentement. Tu n'es pas sourd au moins ? Toujours une patte en l'air. Je voudrais être institutrice. Non ! Efface cette prière. L'intuition du matin n'avait cessé de l'obséder. Altengerel était en danger. Elle a regardé le corbeau, bec pointé vers elle. Pourrais-tu demander aux esprits si mon amie va bien ? Elle s'appelle Altengerel. Tu t'en souviendras ? Une patte en l'air. Elle a tiré le lobe de son oreille. Tu n'as pas compris ? Pas bougé. Elle a baissé la tête et passé son chemin. Le vent faisait tinter la plaine d'un son aigu. Presque métallique. Elle a fermé le col de son deel en accélérant le pas. Le corbeau ne s'était pas envolé, c'était mauvais signe. Elle a couru dans la pente. Longtemps. Puis s'est brusquement arrêtée. Idiote. Altengerel serait forcément à l'école. Elle devait lui montrer son beau billet de cent tögrik.

La division à quatre chiffres que le camarade instituteur venait d'écrire au tableau n'avait pas l'air facile. Elle s'était pourtant entraînée pendant toutes les vacances. Mais elle maîtrisait mieux les multiplications et surtout le calcul mental. Plus rapide que... Elle a secoué la tête pour chasser la pensée qui s'imposait chaque seconde un peu plus. La chaise de son amie était vide. Comme d'autres chaises, s'est-elle rassurée. A cause de l'éloignement et des conditions climatiques, il arrivait fréquemment que des élèves n'arrivent pas à rejoindre l'école à temps. Elle a copié l'opération.  Jusqu'à ce que des pas résonnent dans le couloir. Sourire. Certainement son amie. Mais la porte s'est ouverte sur le camarade directeur. La classe s'est levée.

Le visage fermé, l'homme s'est dirigé vers le camarade instituteur. Enkhetuya a senti sa gorge se serrer. Il a chuchoté quelques mots. Battement de cils. L'instituteur lui a laissé sa place. Camarades élèves... Il a éclairci sa voix. Enkhetuya s'est tassée sur sa chaise. Je suis là pour vous annoncer une triste nouvelle... Ses jambes se sont mises à trembler. La camarade Altengerel a fait une chute mortelle en glissant sur un sentier verglacé. Un bruit métallique a crevé le silence. Enketuya était tombée par terre.

Extraits de Les esprits de la steppe - Corine Sombrun

*après une nuit chez les parents d'Altengerel qui leurs ont offert l'hospitalité.




2 commentaires:

  1. j'ai lu tes extraits mais j'avoue que ce genre littéraire avec chamans et autres esprits n'est pas tellement ce que j'aime.
    Désolée,
    Mo

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  2. Bonsoir madame Mo, je sais bien que le chamanisme n'est pas ta tasse de thé et que tu préfères la science-fiction. Quant à moi, j'ai trouvé que ce récit était complètement concordant avec les écrits du chaman Galsan Tschinag que j'avais évoqués il y a quelques mois.
    Ne sois pas désolée Mo, il en faut pour tous les goûts comme on dit ; et ici j'ai bien l'impression que tu risques d'être confrontée à nouveau au chamanisme qui semble me "poursuivre" quelque peu ! ;-)
    Bonne soirée

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