mercredi 16 décembre 2020

Un avertissement des esprits

Décembre 1967, école d'Ulaan Uul
Enkhetuya s'est réveillée en sursaut. Une image horrible. Elle a tourné la tête vers le petit lit à sa gauche. Son amie était bien là, ce n'était qu'un cauchemar. Elle a calmé sa respiration. Du moins elle l'espérait. Tout ce qu'elle y avait vu semblait tellement réel : Altengerel avait glissé sur une plaque de glace et elle n'avait pu la retenir. Enkhetuya a remonté le drap sur son visage pour cacher son inquiétude, mais la main de son amie a secoué doucement son épaule. Tu dois te lever, on va être en retard. Elle a sorti sa tête en essayant de sourire. C'est bon, je suis réveillée. Les huit autres filles étaient déjà en train de faire leur lit en silence. Et si ce n'était pas un cauchemar ? Ragchaa* lui avait parlé de ce qu'elle appelait des "prémonitions". Un avertissement des esprits. Ce rêve pouvait-il en être un ? Elle a regardé son amie, tranquillement en train de s'habiller. Ses visions avaient toujours été justes. Son cousin Balgir était bien venu la voir à l'école. Devait-elle raconter son rêve à Altengerel ? Non. Parler de ce qui pouvait arriver risquait de le faire arriver, disait Ragchaa. Et si elle se contentait de la mettre en garde ?
Altengerel enfilait déjà ses bottes. Dépêche-toi, tu n'as même pas commencé à t'habiller ! Enkhetuya a hoché la tête en fixant ses pieds. Tu as vérifié tes semelles ? Mets ton pantalon au lieu de dire des bêtises, on va voir la photo du camarade Staline ce matin. Enkhetuya a pris le vêtement rangé dans le petit casier à côté du lit. Tu as déjà vu une photo, toi ? Gandjii dit que c'est comme si la personne te regardait en vrai. On va surtout avoir une vraie punition si tu continues ! Enkhetuya a enfilé son pantalon. Message des esprits ou pas, elle allait surveiller Altengerel de près. 
Gandjii et elle l'avaient réellement aidée depuis son arrivée. Des soirées entières à lui faire répéter ses leçons. Résultat, elle avait rattrapé son retard, parlait presque parfaitement mongol, n'oubliait plus d'associer le mot "camarade" à chaque prénom, de se présenter comme une camarade élève, de dire 1948 ou 1932 au lieu de l'année du rat jaune, ou du singe noir. Elle a enfilé une botte. La plupart des autres élèves passaient pourtant leur temps à la traiter d'arriérée et à se moquer de ses doigts paralysés**. Gogui était le pire. 

Extrait de Les esprits de la steppe - Corine Sombrun
* Ragchaa : la mère chamane d'Enkhetuya
** Deux doigts gelés le jour où elle avait perdu deux rennes du troupeau et avait attendu seule dans la neige toute la nuit en espérant leur retour.


 

2 commentaires:

  1. C'est quoi, ça? Des tissus déchirés?

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    1. Comme ces vêtements sur la photo de Pierre le Gall ?
      https://media.ouest-france.fr/v1/pictures/MjAxNjA5NzY5MGFkMmZmMzJiNTM5ZGFlOGVjOWVkMDU1MjcwMWM?width=940&focuspoint=50%2C25&cropresize=1&client_id=bpeditorial&sign=88da69c2a3d19ad75333a65b923b19d1b527efe97a7c26f05ba1f804689ace97

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