lundi 29 juin 2020

Se blanchir la peau


ILLA
Peinture de GM


........ Dorantes, qui n'aimait pas les ronds de jambe et ne savait guère flatter, ne se plut bientôt qu'à jouir des belles esclaves.
Il advint qu'il en gagna une, un soir, au jeu de dés. Elle s'appelait Illa.
Elle n'avait cessé d'observer Andrès avec une amoureuse avidité tandis qu'il buvait et jouait contre un gentilhomme catalan qui faisait commerce du sucre. Illa était une beauté menue, aux cheveux lourds, au regard sans cesse espérant. Elle appartenait au marchand, apparemment depuis l'enfance. Cet homme, donc, fit d'elle un enjeu de partie. Dorantès lui jeta un coup d'oeil égrillard. Elle vint tout près de lui, se raidit et pria, les mains croisées devant sa bouche. Il gagna. Les yeux d'Illa s'illuminèrent. Elle s'assit sur le dallage, tout contre le fauteuil de son nouveau maître, et resta là sans plus bouger. Quand, vers minuit, nous prîmes congé de notre hôte, elle nous suivit au fond de la salle où nous attendait Esteban. Mon ami demanda plaisamment au grand nègre comment il trouvait son esclave. L'autre lui répondit :
- Pour elle, grand malheur. Cette fille vous aime. Pour moi, mystère noir. Comment une gazelle peut-elle désirer la compagnie d'un ours ?
Dorantes s'exclama, partit d'un rire énorme. Il avait beaucoup bu, grâce à Dieu, car Esteban, la bouche arquée, lui opposa un silence si méprisant et réprobateur que mon débordant frère d'armes l'aurait aussitôt assommé s'il n'avait pas été trop embrumé pour s'en émouvoir.
Illa comprenait l’espagnol et le parlait sans trop de fautes. Elle n'était guère bavarde mais sa voix rauque, plus que les délicates beautés de son corps, excitaient à l'évidence le désir de ce paillard d'Andrès. Selon ce qu'il voulut m'en dire, il connut avec elle des plaisirs d'une magnifique violence. Il lui arriva de me confier, avec une admiration manifeste, qu'elle n'était pas une gazelle, comme le croyait Esteban, mais une fieffée femme-louve. Il la traitait pourtant avec une sorte de désinvolture rancunière qui souvent me déconcertait. Il ne manquait pas une occasion de railler en sa présence l'incompréhensible dévotion qu'elle lui vouait. Elle baissait la tête et n'en était que plus soumise. Il l'obligeait, par jeu, à des travaux tant vulgaires qu'inutiles. Elle s'en acquittait comme de tâches sacrées. Il en riait avec un cynisme forcé, mais le nom d'Illa revenait souvent au détour des conversations. Elle occupait son esprit, à défaut de troubler son coeur. Un jour, il m'informa de son intention de laisser Narvaez conquérir sans lui la Floride et de s'établir sur cette île insouciante et généreuse où, pour ma part, je commençais à m'ennuyer.
- Avec Illa, me dit-il.
Je n'en fut guère surpris. Il éprouvait pour cette fille un sentiment confus mais, bien qu'il s'en défende, de plus en plus envahissant. Je ne sais si je serais parvenu à le dissuader de nous abandonner sans le concours de ce marchand de sucre qui avait perdu contre lui la jeune femme aux dés. Le bonhomme le défit en un soir de presque tout son or et lui proposa de rejouer Illa. Dorantes refusa tout net, mais dut renoncer à la raffinerie qu'il voulait acheter.
Il resta trois jours renfrogné, rabrouant durement ses deux esclaves et m'accusant, avec une mauvaise foi comique, de l'avoir forcé à ce voyage dont il avait toujours su qu'il ne lui vaudrait rien de bon.
******* l'histoire suit son cours***********
Depuis notre départ de Saint-Domingues, Esteban et Illa passaient ensemble de longs moments, hors du regard de leur maître, à se faire des confidences, à se raconter des histoires, des drôleries, des bouts de vie. J'avais remarqué leurs parlottes, à l'écart, sur notre bateau. Ils étaient comme des enfants. Tout au long de nos premiers jours de chevauchée, leur amitié se fit plus familière encore. Ils ne se quittèrent plus. On les aurait dit frère et soeur, et leur différence de teint ne troublait en rien l'évidence. Ils étaient tous les deux pareillement bavards, joyeux, indifférents aux chants de marche de la troupe, à l'ennui qui accablait les cavaliers, aux sempiternelles prières des haltes, à l'inquiétude des veilleurs. Or, il advint que je les surpris, un soir, assez loin de nos feux. Ils parlaient à voix basse, vive. Esteban, les sourcils froncés, l'interrompait pour la gronder. J'en fus intrigué. Je ne m'attardai pas car il me semblait peu honorable de tendre l'oreille à leur conversation, mais le lendemain je prévins Dorantes que ses deux esclaves avaient l'air de tramer quelque menu complot sans doute propre à nous distraire de la monotonie des jours. Il en parut vaguement amusé, mais je vis bien qu'il n'aimait pas cela. A la pause de midi, mi-rieur mi-grognon, il prit Esteban par l'oreille, le conduisit à l'ombre d'un rocher et exigea de lui un franc compte-rendu de ce qui s'était dit la veille. Le nègre renâcla, prétendit sans conviction ne point se souvenir, puis affirma qu'Illa ne lui avait rien confié qui vaille d'être répété. Mais comme Andrès, la mine faussement terrible, levait la main sur lui :
- Hélas, dit-il, mon maître, elle vous chérit trop fort. Même quand elle ne parle pas, à la lumière de ses yeux je vois si c'est à vous qu'elle pense. J'ai bien tenté de la convaincre que vous étiez un homme somme toute assez ordinaire, fort peu courtois, sans guère d'esprit ni de coeur, sauf au combat, au jeu ou au plaisir à prendre, mais elle n'a pas voulu m'entendre. Elle n'a de désir que de vous, elle vous admire éperduement, et son aveuglement est tel qu'elle espère, pardonnez-là, être un jour votre bien aîmée.
Il se tut et baissa le nez. Dorantès éclata de rire mais ce fut bref et sans plaisir.
- C'est tout ? dit-il.
Presque , mon maître.

Esteban hésita puis demanda inquiet :

Aimez-vous bien sa peau cuivrée ?
- Hé, que t'importe, bougre d'âne ? grogna Andrès impatiemment.
- Dites-le-lui, conseil d'esclave, car en vérité elle m’effraie. Par la vertu de je ne sais quel onguent qu'elle prétend connaître, votre Illa veut se faire blanche, comme les dames de chez vous. La pauvre s'imagine qu'ainsi vous la regarderez avec l'affection et l'estime dont elle rêve, dans sa folie.
Dorantès se tourna vers moi, la figure tant stupéfaite que le rire qui lui venait resta un instant suspendu. Il partit tout à coup en éclats si sonores qu'ils effarouchèrent des oiseaux, à la cime du roc, et firent se tourner des hommes étonnés. Je restai, moi aussi, bouche ouverte, incrédule, mais j'avoue que la déraison de cette belle enfant me parut plus émouvante que cocasse. Je la cherchai de l'oeil, craignant qu'elle ait compris, à nous voir ainsi tous les trois, qu'Esteban avait trahi son secret et que son maître s'amusait de ses espérances. Je l'aperçus dans l'ombre d'un arbre. Elle n'était guère éloignée de nous. Elle nous observait. Elle se tenait fièrement droite, ni craintive ni accablée de mauvaises pensées. Je crois qu'elle n'imaginais pas son homme capable de sottise, de grossièreté, d' arrogance. Elle était assurément convaincue, tant elle s'estimait peu, qu'elle ne pouvait être raillée et repoussée qu'à juste titre, et que le cœur de l’aimé était comme un sommet de montagne qu'il lui fallait atteindre par ses seules forces, son seul courage. Elle devait tout souffrir et lui rien. Elle était prête, pour être enfin digne de lui, aux sacrifices les plus extravagants. Elle était l'amour même, trop grand, trop effrayant, trop brûlant pour un homme. A la voir ainsi, tandis que le rire de Dorantès cascadait encore dans l'air, je me senti envahi d'une affectueuse compassion. Bien qu'il ne soit pas convenable, pour un noble castillan, de s'apitoyer ainsi sur une esclave, l'envie me vint de lui parler, de la consoler, de l'amener, avec la complicité d'Esteban, à des sentiments raisonnables, mais les événements qui survinrent ce jour là m"éloignèrent de ce désir.
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Seul Esteban restait sans cesse renfrogné. Au soir de notre sortie du bois il s'était encore disputé avec Illa. Le lendemain, il avait obstinément cheminé sans elle, derrière nos chevaux. La nuit venue, au campement, je lui demandai ce qui le chagrinait ainsi. Il me répondit, en désignant la jeune femme affairée à laver les pieds de son maître, qu'elle avait cueilli dans la forêt de ces plantes qui font la peau blanche, qu'elle les avait pilées, et qu'elle était décidée à s'en couvrir le corps. Je lui promis de prévenir Dorantès et l'assurai qu'il mettrait fin sans tarder à ces enfantillages. Mais quand je voulus rejoindre mon compagnon, je ne le trouvais nulle part. Je pensais qu'il s'était écarté du camp pour jouir à son aise de son esclave. Je ne le vis pas de la nuit. J'oubliais la promesse que j'avais faîte au nègre.
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C'est alors qu'un matin comme Esteban et moi cherchions de gros cailloux pour en faire des ancres, nous vîmes disparaître Illa dans la forêt.
Nous n'en fûmes pas alarmés. Elle allait tous les jours chercher sous les grands arbres de ces barbes de branches dont nous faisions l'étoupe qui calfatait nos barques. Ce ne fut qu'au soir que l'on s'inquiéta. Dorantès s'en fut l'appeler dans le sous-bois. Il la chercha longtemps aussi loin qu'il le put. Il s'en revint seul et si renfrogné qu'il me parut inutile de l'interroger.
Le lendemain, comme il ne pouvait abandonner l'ouvrage où nous étions tous ardemment engagés, il ordonna à Esteban d'aller à sa recherche et de ne pas revenir sans elle. Nous l'attendîmes jusqu'au crépuscule. Quand Andrès les vît tous deux apparaître à la lisière de la forêt, il laissa là ses outils et courut à leur rencontre. Je le suivis. Illa paraissait épuisée. Dorantès s'arrêta avant de la rejoindre. Elle s'avança en titubant jusqu'à lui tomber dans les bras. Comme j'arrivais auprès d'eux, je l'entendis qui murmurait :
Homme, pour toi, pour t'honorer, pour que je sois fière à ton bras, que tu n'aies pas honte de moi, vois, je suis ton épouse blanche.

Sa peau était pâle en effet, et couverte partout de brûlures saignantes, mains et bras, épaules, visage, mais son regard était radieux malgré le mal qu'elle endurait. Andrès la repoussa avec un grognement de dégoût, et s'essuyant la joue qu'elle avait effleurée, il lui demanda ce qu'elle avait fait pour être ainsi maculée de ces répugnantes rougeurs. Elle s'effraya, lui répondit qu'elles seraient bientôt effacées, et voyant son air furibond elle tomba misérablement à ses pieds en le suppliant sans paroles, comme s'il s'apprêtait à lui prendre la vie. Esteban nous apprît qu'elle s'était enduite de ces plantes pilées qui font la peau semblable à celle des fantômes, qu'elle en avait été brûlée et qu'elle avait grand besoin d'être soignée. Andrès s'en fut tout seul se remettre à la confection des voiles, malgré la nuit venue. J'accompagnais Illa jusqu'à l'abri des radeaux où je la fis coucher, et la confiai aux bons soins du nègre.

Ses plaies ne s'effacèrent pas, elles s'infectèrent. Le lendemain matin, quand je vins la voir, je vis qu'elle grelottait et suait de la mauvaise eau. J'interrogeais à mi-voix Esteban qui avait veillé toute la nuit auprès d'elle. Il me lança un coup d'oeil désolé, et baissa aussitôt la tête. Dorantès dormait encore après une nuit de labeur. Il me parut nécessaire de le prévenir que l'état d'Illa avait empiré et qu'elle était en danger de mourir. Je le trouvai au bord de l'eau, les pieds dans le ressac des vagues, poitrail nu, puissant comme un ogre, occupé à laver son torse et sa figure. Je lui dis que j'étais inquiet. Il gronda :

-Allons donc, elle veut se faire plaindre.

Il refusa d'aller la voir et s'en fut travailler avec les fantassins à la construction du dernier radeau. A la rage et à l'acharnement qu'il mit à son ouvrage, je vis bien qu'il tentait de tromper le grand souci qu'il avait d'elle. Je ne le quittai pas de la journée. Pas un mot ne sortit de sa bouche. La nuit venue, tandis qu'il assemblait encore des rondins, il me demanda d'aller prendre des nouvelles. Elles n'étaient pas bonnes. Esteban me dit qu'il avait dû renoncer à laver ses plaies, tant elle souffrait au moindre effleurement. Je m'en fus chercher frère Juan. Je le trouvai penché sur les couches de nos malades. Il était lui-même fievreux, il respirait avec peine, mais il écarta d'un geste mes conseils de repos. Je lui dis qu'Illa brûlait vive. Il m'accompagna auprès d'elle. Comme nous approchions, j'entendis dans l'ombre la voix profonde d'Esteban. Il contait une histoire. Je pensais que la pauvre esclave, peut-être, allait mieux. Juan me retint de les troubler. Il me fit rester à l'écart. J'écoutais le conte du nègre. Il disait l'amour éperdu d'une fille-papillon pour un feu de bougie, pour sa lumière dans la nuit. La bestiole était tant éprise qu'elle avait voulu l'embrasser, prendre la flamme à l'abri de ses ailes. Elle s'était ainsi embrasée, illuminant l'ombre un instant. Ses derniers mots furent ceux-ci :

-Garde cette histoire avec toi, petite soeur, et quand Dieu te demandera ce que fut ta vie, conte-la. Il pensera :

"Cette Indienne à la peau cuivrée a connu l'amour véritable." Il s'inclinera devant toi.

Ainsi parla Esteban, puis il se tut, et je sus qu'Illa était morte. Frère Juan me prit par l'épaule. Il murmura à mon oreille :

-Partons Alvaro.

-Juan, ne direz-vous pas une prière pour qu'elle soit accueillie au Ciel ?

-N'as-tu pas entendu ce qu'a dit Esteban ? Elle connaît Dieu bien mieux que moi.

-Mais ce n'est pas à Lui qu'elle a donné sa vie !

-Peu importe à qui l'on se donne si l'on ne garde rien pour soi. Je viens de découvrir cela. Moi, j'ai voulu sauver mon âme. Voilà pourquoi je l'ai perdue.

Il s'éloigna. Je restai seul, désemparé. J'errai longtemps sur le rivage, et comme j'allais ainsi, dans le murmure obscur des vagues, j'aperçus Dorantès tout proche. Il était assis dans la mer. Je l'appelai. Il ne me répondit pas. Il savait. Il resta immobile à regarder obstinément le large. De ce soir-là, il n'adressa plus la parole à personne.


(Bizarrement certaines parties du texte sont rayées, rature complètement indépendante de ma volonté... J'ai dû faire une bêtise...)

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Pour une meilleure compréhension : Andrès Dorantes est le meilleur ami de Cabeza de Vaca le conquistador qui raconte cette histoire. Esteban est l'esclave noir de Dorantes devenu au fil du temps l'ami de son maître.
Texte extrait de "L'homme qui voulait voir Mahona" Henri Gougaud
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Tableau de GM

1 commentaire:

  1. C'est un récit assez poignant.
    Mais encore maintenant, il y a des femmes pourtant pas esclaves qui veulent se aire blanchir la peau.
    Ah, il y avait aussi Michael Jackson qui faisait garçon en bonne santé dans sa jeunesse et vieille peau fantomatique plus tard...

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