dimanche 16 février 2020

Pente négative


Jean Goujon m'avait été recommandé par Lindbergh. Un ancien ouvrier à lui. Un maçon de l'ancienne école aujourd'hui à la retraite qui, pour cent cinquante euros la journée, faisait, paraît-il, des merveilles. Il accepta le travail à condition que je fournisse la bétonnière et l'alimente en sable, ciment et gravier pendant que, lui, il coulerait et lisserait le mélange. Jamais je n'avais vu un homme aussi sale et négligé. Il portait des vêtements de travail raidis par le ciment. Les pores de son visage étaient obturés par la crasse et des touffes de poils désordonnés jaillissaient ça et là de ses joues et de ses oreilles. Goujon était un presque septuagénaire usé, de forte corpulence, et en l'imaginant en train de brasser du béton à son âge, on se sentait aussitôt mal à l'aise. Il fallait que cet homme soit encore vraiment dans le besoin pour accepter pareille tâche.
Et donc, Goujon et moi nous mîmes au travail. Pendant que j'enfournais sable et gravier dans la bétonnière, je le voyais entrer et sortir de la cour pour aller chercher les outils qu'il avait, semble-t-il, laissés dans sa voiture.
- Si ça vous arrange, n'hésitez pas à rentrer votre auto dans la cour.
- Pourquoi ?
- Ça sera plus simple que de faire tous ces allés et retours.
- Bon.
Lorsque le portail s'ouvrit c'est une Mercedes qui s'avança et vint se garer en oblique auprès de la maison. Pas un break, ni une vieillerie, non, un des plus gros modèles de la marque, un luxueux véhicule, doté des options et perfectionnements technologiques les plus récents, estampillé de la mention "Elegance" sur l'aile avant. L'intérieur était en cuir. Sur les sièges arrière souillés étaient posés en vrac les quelques outils de Jean Goujon. Une pelle, des truelles, un niveau, une courte règle, un fil à plomb.
Je ne pus m'empêcher de demander :
- C'est votre voiture ?
- Je l'ai achetée l'an dernier.
Jean Goujon, propriétaire d'une automobile de luxe et, sans doute, considérablement riche, se mit à quatre pattes pour tirer la bouillie que, d'une pleine brouette, je venais de verser à ses pieds. Levant les yeux, il regarda mes mains et dit d'un ton à la fois réprobateur et choqué :
- Vous travaillez avec des gants ?
Semblant aussi déçu que navré, il ajouta :
- Le béton, faites-le plus liquide.
        
                         DESAGREABLE

De tous les gens avec lesquels j'ai travaillé durant ce chantier, Goujon fut sans aucun doute le plus désagréable. Pas vicieux, ni tordu, ni malsain, ni branquignol, non, simplement déplaisant, par nature et à tous égard. Le maçon répondait à toute question par une sorte de grognement. Si celui-ci avait une tonalité ascendante, il fallait comprendre un oui. Si au contraire on percevait une inflexion plus basse cela signifiait que l'homme s'exprimait par la négative. Plus troublant encore, il émanait de Jean Goujon une sensation de vide, d'absence de conscience. C'est assez terrible à éprouver et à dire. Ce personnage est là, tout près de vous, et vous sentez très distinctement qu'il n'est habité par rien, qu'il ne désire ni n'espère rien. Même pas les cent cinquante euros quotidiens qu'il vous a réclamés. Il les a demandés parce que c'est la règle, parce que dans la vie tout se paye, tout s'achète, tout se vend. Cet argent, il ne le veut même pas, il n'en a pas besoin. Il a tout. Si vous mouriez subitement à côté de lui, il rangerait sa pelle et, sans vous adresser un regard, rentrerait chez lui. Et s'il décédait à vos pieds, il n'espérerait de vous que le même traitement. Je pense sincèrement que Goujon n'a jamais éprouvé le moindre sentiment ni la plus petite émotion. Goujon est une sorte de végétal musclé qui roule en Mercedes.
Nous travaillâmes ainsi pendant quatre jours sans nous parler, ni échanger, ni ressentir quoi que ce soit. La dalle terminée, Goujon empocha sa paye et s'en alla sans me dire au revoir. Il entassa quelques affaires à l'arrière de sa voiture et démarra.
Au premier orage, je découvris que cette brute avait donné une pente négative à la dalle. L'eau s'écoulait vers la maison et inondait l'entrée de la cuisine. J'appelais Goujon pour lui faire part du problème.
- J'ai un ennui dans la dalle. Elle a une pente négative.
- Quoi ?
- Une pente négative. L'eau s'écoule vers la maison au lieu d'aller vers la cour.
- Fallait penser à ça sur le moment. Maintenant c'est trop tard.
Jean Goujon raccrocha et plus jamais je n'entendis parler de lui.

Extrait de Vous plaisantez Monsieur Tanner - Jean-Paul Dubois



4 commentaires:

  1. De quoi porter plainte pour malfaçon... Il y a les règles de l'art, tout de même!
    Déjà, te faire travailler, ce n'est pas normal. Il n'avait qu'à prendre un aide.

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  2. Voilà qui tombe à pic ! ;-)
    https://www.dailymotion.com/video/x2f5k7u
    (pub Centraal Beheer bétonnière)

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  3. Je n'avais pas remarqué au premier abord que c'était un extrait de livre... J'ai cru que cela t'étais vraiment arrivé à toi! Suis-je bête...

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    1. Tu as plutôt une excellente intuition ! Je subis à peu près la même chose que l'auteur avec son fumiste, mais avec un plombier en ce qui me concerne... Mais encore avec un carreleur incapable sans garantie décennale et puis un maçon (c'est le dernier en date avec une fuite d'eau en provenance du toit mais à la campagne cette fois..) La poisse totale !

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