mardi 18 février 2020

Fumiste dilettante et crapuleux

Je me débattais avec cette cuisante rancœur et un chantier éprouvant lorsque je fis la connaissance d'Adrien Simkolochuski, fumiste de son état. J'avais décidé de faire doubler certaines cheminées de la maison afin de sécuriser des conduits en boisseaux plus que centenaires. Adrien Simkolochuski était un spécialiste. Il fournissait et installait lui-même des tubes sophistiqués possédant la brillance des miroirs et à l'intérieur desquels les fumées glissaient voluptueusement. Pour faire oublier ses devis exorbitants, il avait l'art de magnifier les performances de ses équipements :
- Alors vous comprenez, comme nous allons poser un diamètre surdimensionné, les fumées vont pouvoir s'élever facilement et monter directement au ciel sans aucune retenue ni friction. C'est ça l'inox. Une sorte de banquise bien lisse. Un escalier roulant vers les étoiles. Vous voyez ce que je veux dire ?
Non seulement je l'imaginais parfaitement, mais de surcroît je connaissais le prix de ce luxueux moyen de transport. Simkolochuski me tendit son stylo et je signai un chèque représentant trente pour cent du total.
- Je serai là demain à huit heures. Appelez-moi Simko. Tout le monde m'appelle Simko.
.........
Simko inspirait confiance. On sentait tout de suite que l'on pouvait se reposer sur lui, qu'il menait les choses à leur terme en temps et en heure.
             
                                                   L'ATTENTE

J'attendis Simko toute la matinée en clouant du parquet neuf dans une pièce de l'étage. Régulièrement je me postais devant la fenêtre pour voir si sa voiture n'était pas garée dans la cour. Vers midi, je fus pris d'un doute. Il émanait de lui une telle loyauté, un tel sérieux, qu'on ne pouvait douter de sa ponctualité. Comment interpréter le fait qu'il n'ait pas pris la peine de me téléphoner pour s'excuser de son retard. Peut-être avait-il été victime d'un accident. Ou d'un malaise. Ou bien avait-il eu à régler un problème grave. Cet homme m'avait fait une impression si favorable que j'éprouvais pour lui une bienveillance que l'on réserve généralement aux membres de sa propre famille. Simkolochuski ne vint pas l'après-midi. Et il ne téléphona pas. Vers dix-neuf heures, je l'appelai sur son portable, mais n'obtins que sa messagerie :
- Bonjour, Paul Tanner à l'appareil. Je vous ai attendu toute la journée. J'espère que vous n'avez pas eu de problème majeur. Soyez gentil de me rappeler pour savoir si on se voit demain.
En raccrochant je sentis le ridicule d'un pareil message, de la formulation et du ton que j'avais employés. "Soyez gentil de me rappeler pour savoir si on se voit demain." Sans doute peut-on dire de telles choses à une femme dont on espère les faveurs, mais certainement pas à un fumiste dépassant les bornes et le quintal.
Simko ne se manifesta pas. Ni le lendemain, ni durant les jours qui suivirent. De mon côté, je tentais en vain de le joindre. La veille du week-end, cependant, il décrocha :
- Simkolochuski ç l'appareil.
- C'est Paul Tanner.
- Ah ! monsieur Tanner, figurez-vous que j'ai essayé de vous joindre plusieurs fois mais de l'endroit où je me trouvais le portable ne passait pas.
- Et là où vous étiez, il n'y avait pas de téléphone à fil ?
- Oh là là ! C'est compliqué. Je finissais tellement tard, tout ça, vous pouvez pas imaginer.
- Vous deviez venir au début de la semaine et je vous attends toujours.
- Je sais, je sais. Mais j'ai eu un problème sur une cheminée et j'ai pris un gros retard. Tout a été décalé.
- Vous venez quand ?
- Lundi huit heures. Sans faute. Même si je dois travailler tout le week-end.

                                        L'EQUILIBRISTE

Souvent je me suis posé la question de savoir s'il n'y avait pas quelque chose qui clochait chez moi. Il n'était pas normal d'attirer à ce point les ennuis et les canailles. Je devais avoir des paroles, une attitude, une façon d'être qui me désignaient, dans la foule, comme pigeon préférentiel. Il n'y avait pas d'autre explication.
Inutile de dire qu'il n'y eut pas de Simko le lundi à huit heures. Ni d'ailleurs le mardi, encore moins le mercredi. Adrien Simkolochuski appartenait à cette race d'artisans pour qui toute journée passée est une journée de gagnée. Il vivait avec une sorte d'effaceur dans la tête. Sitôt qu'il avait raccroché, qu'il n'entendait pas votre voix, vous n'existiez plus. Jusqu'à ce que vous le coinciez à nouveau et l'acculiez à formuler d'inconfortables et ridicules mensonges, il se considérait en règle avec lui-même et aussi avec son agenda. Menant plusieurs chantiers de front, payant le matériel de l'un avec les avances de l'autre pendant qu'il travaillait chez un troisième, Simko avait une existence de fildefériste, d'équilibriste sans cesse au bord de la chute.
Je l'appelais tous les jours en lui demandant de me rembourser mon acompte. Bien évidemment il ne broncha pas. Le vendredi, comprenant que je n'avais aucune prise sur l'individu, je lui adressai une lettre recommandée dans laquelle je le menaçais de confier notre affaire au service de la concurrence et des prix ainsi qu'à une association de consommateurs.
Le week-end fut splendide, un soleil de fin de printemps s'écrasait sur l'épais bouclier vert des marronniers et des platanes.

                                       CŒURS DE PIGEON

Avec plus de deux semaines de retard, mais à huit heures précises, Adrien Simkolochuski se présenta à ma porte. Il rentra son camion dans la cour et sortit immédiatement son échelle et ses conduits métalliques.
- Vous ne croyez pas que vous exagérez un peu, monsieur Simkolochuski ?
Il me tournait le dos et je ne distinguais que son impressionnante masse athlétique affairée et totalement silencieuse.
- Vous auriez pu, au moins, me donner un coup de fil pour vous excuser et me prévenir.
Il déchiquetait plus qu'il n'ouvrait les emballages de carton et alignait au sol les tuyaux neufs les uns à côté des autres.Concentré sur sa tâche, il ne semblait pas m'entendre.
- Qui vous dit que je n'ai pas engagé quelqu'un d'autre pour faire le travail ? Vous arrivez, comme ça, sans prévenir, et vous vous mettez au boulot. Et si je m'étais absenté ce matin ? Si j'étais allé rendre visite au service de la concurrence et des prix ?
Un instant il s'immobilisa, puis très lentement fit demi-tour. C'est alors que je vis son visage cramoisi et figé par une fureur qui semblait remonter du centre de la terre. Ses mâchoires étaient contractées et ses masséters, au sommet de ses joues, pulsaient sous la peau comme deux gros cœurs de pigeon. Il s'avança vers moi, glissa ses énormes mains sous mes aisselles et me souleva avec autant d'aisance que si j'étais un enfant de quatre ans. Il me tint ainsi un moment à bout de bras et me plaqua ensuite assez virilement contre le flanc de son camion.
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                                              LA REDDITION

Son travail était terminé. Son pouce gauche était grossièrement enveloppé de tissu et de papier rougis par l'hémorragie.
- Vous voulez vous désinfecter ?
- C'est pas la peine. Je ferai ça à la maison. En revanche, il va falloir que vous m'aidiez à établir la facture. Je suis gaucher, et avec ma main, je vais pas pouvoir.
- Vous ne faites pas vos notes avant d'aller chez les clients ?
- Jamais. Je les établis toujours sur place, à la fin du chantier. On ne sait pas, on peut avoir des différences avec le devis en fonction des difficultés qu'on rencontre.
Le destin me mettait dans une inconfortable position : celle du condamné qui doit lui-même s'infliger la sentence. J'allais m'autofacturer. Me coller un coup de barre, de massue, de bambou.
- Il y aura un petit supplément.
- Pourquoi ?
- Le chapeau. J'avais oublié le chapeau de la cheminée sur le devis. Je sais pas pourquoi j'oublie toujours les chapeaux. Là, vous rajoutez donc un chapeau RV80, la fixation RX3, vous faites le total hors taxe, voilà, et maintenant vous comptez la TVA à 5,5. Vous avez une calculette ?
La nature avait repris le dessus. Après le moment de flottement et d'émotion que nous avions traversé ce matin, la vie retrouvait son cours normal et nous, nos places respectives. Moi, dans la peau du pigeon éternel, Simko, dans celle du chasseur contraint de me tirer dessus pour se nourrir. Etrange monde.
Je signais donc mon chèque et ma reddition définitive.
                         


Extrait de Vous plaisantez monsieur Tanner - Jean-Paul DUBOIS

"Oh, quel fascinant spécimen ! Je n'arrive pas à croire que j'ai la chance de le voir d'aussi près !"


5 commentaires:

  1. Et ça continue... Bien nommé, ce fumiste...

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  2. Il vaut mieux en rire plutôt que de se mettre la "rate au court-bouillon ! :-)
    http://www.brico-trash.com/

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  3. Surprenant, ce jour mon plombier m'a enfin téléphoné ! Hier je lui avais laissé un nouveau message lui demandant de me faire savoir immédiatement s'il ne voulait pas travailler chez moi... Il m'a dit qu'en accord avec le nouveau carreleur ils viendraient la semaine du 9 mars... (Complication supplémentaire pour eux : trouver des dates où ils peuvent travailler ensemble)
    J'avais le nom d'un nouveau plombier et j'envisageais de faire opposition au chèque d'acompte du plombier. Donc journée de déblocage de situations (et pas uniquement pour ce chantier). Je me demandais s'il fallait que j'apprenne à devenir "méchante" avec le plombier ou / et que je continue à publier ces extraits peu flatteurs sur le comportement et le travail de certains artisans...
    Oui Mo, je continue ! 😠😮😱😈

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  4. Tu n'as peut-être pas l'embarras du choix pour trouver des artisans?

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  5. Le choix sans doute oui je l'ai... mais trouver la perle rare c'est autre chose... Et quand je pense qu'ensuite il faudra faire travailler un plâtrier (j'ai un devis déjà)... Tapisserie et peinture moisies et décollées à cause de la fuite d'eau qui s'est infiltrée largement... Et encore plus tard j'ai l'intention de refaire tout l'appartement (devenu une ruine !), mon futur pied à terre personnel pour alterner ville et campagne selon mes envies. Bref ça promet ! ;-) Déplacer des meubles, refaire la cuisine dont les portes tombent ! etc... Je ne sais pas comment je vais m'en sortir ; petit à petit sans doute... :-) Et pour l'instant un ravalement de façade en cours... Petit à petit l'oiseau fait son nid ! :-)

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