lundi 24 février 2020

L'amour du travail bien fait

En m'asseyant sur le lit, j'eus la désagréable sensation de m'enfoncer dans une éponge gorgée d'eau. Sous l'effet de mon poids, le matelas se comprima et régurgita une estimable quantité de liquide. La literie, les draps, les oreillers, tout était inondé. C'est alors que je découvris l'origine de mon infortune : une fuite sur les lèvres d'une soudure. Un petit geyser sur la nouvelle ligne d'eau froide qui traversait ma chambre pour relier la cuisine et la salle de bain. Une fontaine d'intérieur, puissante à la base, se terminant en une sorte de corolle, avant de retomber en pluie sur une large surface du lit.
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                                                                  L'HUMILIATION
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- Maître, je ne sais que vous dire. C'est terrible. Terrible.
- Ne vous inquiétez pas, monsieur Harang, ce n'est qu'un lit.
- Jamais. Cela ne m'est jamais arrivé.
- Vraiment, je vous assure, ce n'est pas grave.
- Quand je suis parti tout était normal, j'en suis certain. J'ai tout vérifié. Ça a dû lâcher ensuite. En plus c'est une soudure toute bête, sans coude, cuivre sur cuivre. Je ne comprends pas.
- Vous pouvez m'aider à sortir le matelas ? Il est tellement lourd et gorgé d'eau qu'hier soir, seul, je n'y suis pas parvenu.
- Maître, vous rachèterez tout ce qui a été endommagé et vous me donnerez vos factures. Mon assurance vous remboursera tout ça. Mais si l'argent peut réparer les dégâts, en revanche il n'effacera jamais ma honte.
Soudain, Harang se mua en une sorte de samouraï du chalumeau, un vénérable guerrier féodal imprégné des règles strictes de l'honneur, un Kawabata de la brasure, un Mishima du manchon, un Murakami de l'étoupe, un Kurosawa du Téflon.
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Lorsque je lui réclamais la facture, Harang se montra évasif, fuyant :
- Je n'ai pas encore eu le temps de l'établir, maître. Je vous la ferai passer, rien ne presse.
- Vous me l'envoyez cette semaine, d'accord ?
- On verra, maître, on verra.
- Ne traînez pas trop. Avec un chantier pareil, je préfère être à jour.
- Je vous reconnais bien là, maître.
Nous sommes faits du même bois.
Et les semaines passèrent.
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Au début, je l'avoue, je pris ce retard pour une simple négligence de la part de Harang. Sans doute, comme il me le répétait, était-il débordé. Mais au bout d'un mois et de plusieurs coups de fil de relance que le plombier esquiva au prix d'invraisemblables contorsions, je compris qu'il y avait un lien entre ces tergiversations et la fameuse fuite. Coupable de cet avatar, il ne se sentait pas "digne" de me facturer un travail marqué d'un tel "désastre". De son propre aveu, Harang adorait travailler, mais détestait se faire payer. Il vivait très mal la présentation d'une note. La situation, la démarche étaient pour lui dégradants. Convaincu d'avoir percé son mystère je décidais un soir de le surprendre chez lui.
J'eus beau sonner et tambouriner à sa porte, il ne m'ouvrit pas. Pourtant j'avais aperçu sa fragile silhouette d'oiseau migrateur plantée derrière le rideau d'une fenêtre au premier étage. Il me surveillait. Il regardait si j'étais encore là, spectre terrifiant, à lui rappeler, par ma seule présence, un jour de son existence qu'il aurait voulu n'avoir jamais vécu.
Il ne me prit plus jamais au téléphone et deux autres visites à son domicile furent aussi infructueuses que la première. En désespoir de cause, je lui écrivis une longue et chaleureuse lettre dans laquelle je glissais un chèque d'un montant qui me paraissait être la juste rétribution de son travail et des fournitures qu'il m'avait procurées.
Je ne reçus pas de réponse et mon compte ne fut jamais débité.
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                                                                  HOMMAGE
Il y a fort peu de chance pour que Emile Harang lise un jour cette histoire. Mais si d'aventure cela arrivait, je voudrais qu'il sache qu'il reste pour moi l'un des personnages les plus dignes et les plus nobles que j'ai croisés sur ce chantier et ailleurs.

Extrait de Vous plaisantez monsieur Tanner - Jean-Paul Dubois

2 commentaires:

  1. Ce n'est pas vraiment le genre des plombiers de chez nous...

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  2. ;-) L'homme parfait !
    https://www.badgmania.fr/GAM/GAM_PINA-BAD-PARF104.jpg

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