lundi 19 août 2019

L'amour non partagé

Je ne sais pas si le diable m'a suivi. Mais l'enfer, lui, m'attendait.
Comment pouvais-je avoir été si jeune un instant plus tôt et si vieux tout à coup ? Toute cette douleur qui montait des profondeurs de mon être, et mon sang qui se transformait en lave et embrasait mes veines. Je repensais à la mise en garde de ma mère : "L'amour non partagé rend fou." Je repensais aussi au conte de Qaïss et Leila, à la passion qui dévora Ibn Zeydoun. J'étais devenu le réceptacle de toutes les désespérances amoureuses ; celles d'hier et de demain, de tous les hommes et de toutes les femmes.
Après avoir erré dans Cordoue jusqu’au crépuscule, j’ai traversé Al-Kasaba et suis revenu sur mes pas. Je sentais bien le regard méfiant des gens ; je devais ressembler à l’un de ses majnouns, ces fous qui, par leurs gémissements et leurs visages défigurés, font peur aux enfants. Mille idées confuses bataillaient dans mon cerveau sans aucun espoir que l’une d’entre elles l’emportât sur les autres. Et il y avait ce parfum d’ambre et ce goût d’orange qui obsédaient mes sens.
Soudain je me suis retrouvé dans le quartier juif, devant la porte de l’une de ces khammaras dont parlait Abubacer. 
J’entends dire que les amants du vin seront damnés. Il n’y a pas de vérités, mais des mensonges évidents. Si les amants du vin et de l’amour vont en Enfer, alors, le Paradis est nécessairement vide.
Je dus déclamer ce quatrain de Khayyâm en franchissant le seuil de ce lieu de perdition. De toute façon, personne n’aurait pu m’entendre, tant à l’intérieur on parlait et riait fort. Assis dans un coin, un jeune homme aux traits fins grattait les cordes d’un ou’d. Peut-être était-il l’un de ces «efféminés professionnels» qui vendent leurs faveurs, ce qui ne m’eût pas étonné. Derrière le comptoir se tenait un personnage replet. Son visage avenant contrastait avec le portrait que je me faisais jusque-là des khammars. Je lui ai chuchoté :
- Du vin.
- Quel cru ?
- Peu importe. Du vin.
- Peu importe aussi le prix ?
Je sortis une quinzaine de dinars.
- Cela suffira ?
- Pour commencer, deux feront l’affaire.
Le khammar saisit un gobelet, se dirigea vers l’un des fûts appuyés contre un mur et revint vers le comptoir.
- Tiens. C’est du minorque. Il est excellent. Kasher bien entendu.
- Tu veux dire hallal ?
- Tu sais faire la différence ?
J’éludai la question et portai le gobelet à mes lèvres.
Deux voix soufflaient à mon oreille. L’une me disait : «Ô les croyants ! Le vin est une abomination !» L’autre : «S’il faut mourir demain, tu verras qui de nous deux aura le plus soif !»
J’ai bu.
J’ai bu encore.
J’ai bu jusqu’à noyer mon cerveau, que des nefs invisibles y tournent, tournent ; que des djinns dansent sous mes yeux et tourbillonnent.
J’ai bu jusqu’à ce que la mort coule dans mes veines. Jusqu’à me convaincre que ma disparition entraînerait celle de tous les hommes et de toutes les femmes.
Et celle de Lobna.
Quand les premiers feux de l’aube embrasèrent la ville et que l’appel à la prière retentit, je me suis écroulé et un voile noir m’enveloppa.
                                                           *
A quel moment ai-je entendu la voix de mon père ? Quel jour ?
Il me souvient seulement que, lorsque j’ai recouvré la vue, il était debout, près de moi. Mais aussi ma mère ; Djibril, mon frère, et mes deux sœurs, Mariam et Malika. Tous formaient un demi-cercle au pied de mon lit et portaient sur leur visage l’expression qu’ont les familles au chevet des agonisants.
Constatant que je revenais à la vie, ma mère m’a pris la main, qu’elle a couverte de baisers.
Mon père, lui, se contentait de me fixer en silence.
J’ai croisé son regard. 
Il y brillait les flammes de l’Enfer.

Extrait d'AVERROES ou le secrétaire du diable - Gilbert Sinoué

4 commentaires:

  1. Tu es en train de lire Averroes, apparemment?

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  2. Oui, j'ai bien aimé :-) L'histoire dans les romans est nettement plus captivante que les cours d'histoire ou de philo de mes jeunes années ! Bref j'apprécie beaucoup les romans historiques qui prennent quelques libertés ; une impression que l'auteur est connecté avec ses personnages :-) Dans celui-ci, c'est vraiment le cas, Averroès sort de ce corps !
    Cet extrait fait référence au grand amour d'Averroès, Lobna décrite comme ayant 17 ans de plus que lui. Une femme assez mystérieuse possédant une bibliothèque très complète. Une intellectuelle qui refuse de l'épouser en lui disant qu'elle ne l'aime pas. A la fin du livre, Averroès est appelé au chevet de Lobna. Lui, il s'est entre-temps marié avec sa cousine selon les désirs de son père. Il a des enfants. Il découvre une Lobna très malade (cancer du sein très évolué) et elle finit par lui avouer que s'estimant trop âgée (la quarantaine à l'époque de leur rupture) elle a préféré lui faire croire qu'elle ne l'aimait pas pour qu'il puisse se marier avec une femme plus jeune qu'elle et avoir des enfants. Lui ne l'avait jamais oubliée, et pensait qu'il ne comptait pas pour elle. Dans le roman, il fait un mariage néanmoins heureux d'après Gilbert Sinoué l'auteur.

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  3. Je ne savais pas qu'il écrivait des romans.
    Je le connaissais en tant que philosophe ou théologien (sans avoir jamais rien lu de lui, en fait)

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