dimanche 10 mars 2019

Pièce à vivre



L'autre jour, j'ai failli provoquer un infarctus à la Patronne, volontairement : de quoi la faire "porter pâle", ce que redoute tant Sitting Bull, car qui ferait alors le sale boulot ?
J'avais préparé la réplique depuis un certain temps, il suffisait de trouver l'occasion de la placer. Elle s'est présentée, un jour où je traversais tout le restaurant en diagonale, pour aller bavarder un peu avec Gros Roger, puisqu'il n'avait plus le droit de siéger dans l'entrée. N'ayant plus mes interlocuteurs préférés sur mon passage, dans le hall°, j'ai pris la "mauvaise" habitude de franchir le claustra du restaurant pour porter quelques papiers à Margie, la résidente inondée, pour sa fille... ou pour juste aller saluer, de table en table, mes amies, Léontine, Charlotte, Amélie et les autres.
Les serveuses me regardent d'un mauvais oeil :
- Vous gênez le service.
C'est vrai mais tant pis. Un jour, c'est la directrice en personne qui me fonce dessus :
- Vous n'avez pas le droit de venir au restaurant, puisque vous n'y prenez pas de repas.
Voilà l'occasion rêvée de sortir ma réplique, concoctée avec soin. Alors, d'une voix suave, comme il convient entre les gens "de notre milieu", je lui réponds bien fort, afin que tout le monde profite de l'altercation :
- De quel droit parlez-vous, chère madame ? Je connais fort bien mes droits... et vous aussi, n'est-ce pas ? Je n'en doute pas. Dois-je vous rappeler qu'actuellement je paie 500 euros par mois de droit de péage pour être autorisée à marcher dans les parties communes ? Cela s'appelle la redevance KODA, sur le relevé des charges. Vous connaissez ? Vous ne pouvez pas ignorer les lois de Ker-Eden. Et comme c'est le syndic qui prélève cette redevance, je ne peux m'en dispenser sans passer par la justice, 500 euros par mois, cela fait 6000 euros par an, pour avoir le droit de marcher sur mon territoire, où je suis locataire (propriétaire) de plein droit, sinon de plein gré.
Elle écoute ma tirade bouche bée.
Elle est terriblement à court d'argument valable.
J'en profite pour enfoncer le clou, cruellement, insolemment, victorieusement :
- Voyez, j'ai même pensé m'installer pour de bon dans ce restaurant. Vous me reprochez toujours de ne pas y venir assez souvent. Désormais j'y viendrai plus fréquemment, pour me promener sur mon territoire si coûteux et amortir ce loyer de luxe. C'est si joli, ici. Tiens, je pense même que je vais y installer ma tente, de plein droit, bien sûr.
Cette fois elle est rouge de colère. La provoquer en duel, devant tout le monde, alors qu'elle n'a pas eu le temps de fourbir ses armes...
D'une petite voix, hésitante, elle murmure le seul argument, médiocre, qu'elle ait pu trouver :
- Vous vous rendez compte, si tout le monde en faisait autant...
- Quelle bonne idée ! Les résidents auraient enfin une pièce à vivre, un luxe dont ils rêvent.
Au passage, la serveuse nous bouscule avec son chariot de desserts (yaourt nature ou salade de fruits). La directrice en prend prétexte :
- Vous voyez : nous gênons. Allons-nous-en...
Elle dit "nous", emploie le verbe "aller" et non "dégager". C'est donc une proposition, pas un ordre. J'obtempère. Je m'en "vais" quelques mètres plus loin bavarder avec Gros Roger.
La prochaine fois qu'elle me fera des remarques dans les allées du restaurant, elle aura droit à la deuxième partie de ma réplique. J'ai prévu de lui annoncer ceci :
- Finalement, ce n'est pas une tente que je vais planter sur mon territoire mais deux. La deuxième sera pour mon ami le fantôme, celui qui hante mon appartement libre et paie lui aussi le droit de péage KODA, soit 250 euros pour son T3°°. Il s'ennuie, tout seul, là-haut. Les fantômes aiment les lieux de convivialité, c'est bien connu. Et si vous lui cherchez des noises, il consultera ses avocats, lui aussi...
Dans ma tête je concocte des tas d'insolences légales. Les vieux ne sont plus que "poil à gratter", c'est leur dernière ressource.

°Toutes les chaises ont été insidieusement et progressivement retirées du hall.

°°T3, Christie Ravenne est propriétaire de 2 appartements dans cette résidence privée de "luxe". Elle en occupe un et ne trouve pas de locataire pour son T3 inoccupé.

GAGATORIUM
Quatre ans dans un mouroir doré
Christie Ravenne


https://www.youtube.com/watch?v=HfOSMPNkH_0

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