samedi 21 septembre 2019

Travail conscient et inconscient


Je peux dire que j'ai profité d'un bel été. Bien des gens pourraient m'envier les montagnes de nourriture ingurgitées et les torrents de boissons englouties, ainsi que tout le temps passé en heureuse compagnie. Mais il faut savoir qu'en réalité, j'ai travaillé, travaillé sans relâche, même si je n'ai pas écrit une seule page, ni porté un seul seau d'eau de la rivière à la maison, ni ramassé une seule corbeille de fumier, ni fendu une seule bûche de bois, ni même sellé une seule fois mon cheval moi-même. Mes ripailles et mes bacchanales, pour ne pas dire mes gloutonneries et mes beuveries, n'étaient rien d'autre que du travail. Tout comme mes plaisanteries et mes vantardises. Ou encore ma disposition à écouter, assis sans rien faire. Le simple fait d'exister était déjà du travail. Car pendant tout ce temps, je n'ai pas cessé un seul instant de penser. Tel est mon travail : penser. Mes heures de sommeil n'étaient pas seulement des heures de vie, elles faisaient partie de mon temps de travail. Elles me permettaient de parfaire le travail du jour précédent et de préparer celui du jour à venir. Mes rêves étaient le fruit de ce travail nocturne. Je comprends mieux maintenant nos ancêtres qui avaient l'habitude de se réunir en début de journée, parfois en public, pour faire le récit de leur rêves les plus récents.
J'aimerais tellement savoir ce que pense celui qui vient de lire de celui qui les a écrites. Il se dit peut-être que c'est une plaisanterie. Ou l'une de ces vantardises auxquelles les écrivains se livrent avec tant d'aisance, mais que les lecteurs remarquent inévitablement et démasquent à juste titre. Quoi qu'il en soit, je partage ici ce dont je n'ai pris conscience que récemment : en vérité, chacun de nous agit de la sorte, travaillant sans relâche à sa vie, son destin, tantôt consciemment, tantôt inconsciemment.
En ce qui me concerne, pendant tout cet été de vie et de labeur, à chaque goutte jaillie de l'océan du temps, je me suis efforcé de rester éveillé, conscient de chacune de mes respirations. Mais ce faisant, je me suis également efforcé de dissimuler l'état de veille et de conscience auxquels j'aspirais. Pour rendre un petit hommage tardif au morcellement de l'univers et au fractionnement de toute chose - maladie étrangère que j'ai attrapé un jour et dont j'ai du mal à guérir, je pourrais dire qu'en profondeur, je travaille, tandis qu'en apparence, je vis. Ma vie toute entière et toutes mes pensées tendent vers le neuvième jour du premier mois d'automne, dans la steppe de Saryg Höl - que se passera-t-il ce jour là, en cette journée décisive, pour le peuple touva ?
C'est à cela que je travaille - en mangeant, en buvant, en riant. Et c'est en catimini que je le fais, en secret et en silence, stratégiquement, à mille lieues des principes qui, comme une épée de Damoclès, ont dominé jusque-là toutes mes pensées et mes actes, et en ont déterminé par avance le sens.

Extrait de Chaman - Galsan Tschinag



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