lundi 8 juillet 2019

Confession

Il s'assit à côté d'elle et se mit à en caresser la surface de la main droite, tout en se demandant de quoi il pourrait bien lui parler. Ce n'était pas facile de trouver des sujets de conversation. Après tout, c'était la première fois de sa vie qu'il parlait à une pierre. Autant éviter les sujets compliqués à une heure aussi matinale. La journée promettait d'être longue, il n'avait qu'à lui parler de ce qui lui passait dans la tête, pour commencer.
Après avoir réfléchi un moment, il engagea la conversation sur les femmes et parla à la pierre de toutes les filles avec qui il avait eu des relations sexuelles jusqu'à maintenant. S'il se limitait à celles dont il se rappelait les noms, il n'y en avait pas tant que ça. Il compta sur ses doigts. Six. Evidemment, s'il ajoutait celles dont il ne connaissait pas le prénom, cela ferait beaucoup plus.
- A la réflexion, ça parait un peu absurde de parler à une pierre des filles avec qui j'ai couché, commença-t-il, et il se peut que tu n'aies pas envie d'entendre ce genre de confession dès le matin. A part ça, je ne vois pas bien ce que je pourrai te raconter. Et puis, peut-être qu'un peu de légèreté te fera du bien. Disons que c'est pour ta culture personnelle.
Hoshino fouilla dans ses souvenirs et raconta quelques-unes de ses rencontres, avec autant de détails concrets que possible. Pour la première, il était encore au lycée. Il fréquentait une bande de motards et faisait un tas de bêtises. La fille avait trois ans de plus que lui et travaillait dans un petit bar à Gifu. Cela n'avait pas duré longtemps mais ils étaient restés tout de même un moment ensemble. Et puis la fille s'était mise à prendre leur relation un peu trop au sérieux, déclarant qu'entre eux c'était à la vie à la mort, etc. Elle avait même téléphoné aux parents d'Hoshino, qui avaient fait la morale à leur fils. Comme il terminait ses études, il avait tout laissé tomber et s'était engagé dans les forces d'autodéfense. Il avait aussitôt été envoyé dans une base militaire de la préfecture de Yamanashi, et cela avait marqué la fin de l'histoire avec cette fille. Il ne l'avait jamais revue.
- Ma devise favorite dans la vie, c'est "Eviter les ennuis", expliqua-t-il à la pierre. Dès que ça devient compliqué, je prends la tangente. Et c'est pas pour me vanter, mais je cours vite. C'est pourquoi je ne suis jamais vraiment allé au bout des choses. Ca doit être ça, mon problème.

Il avait rencontré sa deuxième petite amie non loin de la base de Yamanashi. Un jour, alors qu'il était en congé, il l'avait croisée, en panne sur le bas-côté, et l'avait aidée à changer les pneus de sa Susuki Alto. C'est ainsi que tout avait commencé. Elle avait un an de plus que lui, et étudiait dans une école d'infirmières.
- Elle était vraiment gentille, cette fille, dit-il à la pierre. De gros seins, et elle avait bon coeur. Et puis, elle aimait ça, je te le dis. Moi, j'avais à peine dix-neuf ans, et on passait notre temps au lit tous les deux. Mais elle était d'une jalousie incroyable et dès que je passais un jour de congé sans elle, j'avais droit à un interrogatoire en règle : où tu étais ? Qu'est-ce que tu as fait ? avec qui ? et tout le tralala. J'avais beau lui répondre honnêtement, elle ne me croyait pas. Finalement c'est à cause de ça qu'on s'est séparés, après être restés ensemble à peu près un an... Je ne sais pas comment ça se passe pour toi, la pierre, mais moi, je n'aime pas qu'on me pose trop de questions. J'ai l'impression d'étouffer, et ça me déprime. Alors je me suis tiré. Ce qui est bien quand on est dans les forces d'autodéfense, c'est qu'on peut se planquer à la base en attendant que les choses se calment. La fille ne peut pas aller te chercher là-bas. Moi je dis, si on veut se séparer d'une fille, le meilleur moyen, c'est de s'engager dans l'armée. Rappelle toi bien ça, la pierre. Enfin, c'était quand même pénible de passer mon temps à creuser des tranchées et à empiler des sacs de sable.

Plus il parlait, plus Hoshino, se rendait compte qu'il n'avait fait que des choses minables dans sa vie. Parmi les six petites amies qu'il avait eues, quatre au moins étaient des filles vraiment bien. (Les deux restantes lui semblaient, objectivement, des filles à problèmes.) Elles s'étaient montrées plutôt gentilles avec lui. Ce n'était pas des beautés à tomber à la renverse, mais chacune était mignonne à sa façon, et il pouvait leur faire l'amour quand il en avait envie. Elles ne protestaient jamais, même quand, par paresse, il négligeait un peu les préliminaires. Elles lui faisaient la cuisine les jours de congé, lui offraient des cadeaux pour son anniversaire. Lorsqu'il était fauché, et que sa paie mettait longtemps à arriver, elles lui prêtaient de l'argent (il ne se rappelait pas les avoir remboursées), et elles n'exigeaient rien en retour. Lui, en dépit de tout cela, ne leur en avait pas été le moins du monde reconnaissant, considérant que tout ce qu'elles faisaient pour lui était normal.
Quand il était avec une fille, il ne couchait qu'avec elle. Il ne la trompait jamais. Sur ce plan-là, au moins, il était honnête. Mais si elle commençait à se plaindre, à vouloir avoir le dernier mot dans une discussion, à être jalouse, à lui conseiller de faire des économies, à devenir hystérique quand elle avait ses règles, ou à exprimer la plus petite inquiétude à propos de leur avenir, aussitôt, c'était : "Ciao, bye bye." Il pensait que la chose la plus importante dans une relation avec une fille était d'éviter les complications, si bien qu'à la moindre difficulté, il prenait aussitôt ses jambes à son cou. Ensuite, il en trouvait une autre, et recommençait exactement la même chose. Il était persuadé que la majorité des gens se comportaient ainsi.
- Mais tu vois, dit-il à la pierre, si j'étais une fille et que je sorte avec un type aussi égoïste que moi, je lui en voudrais vraiment. C'est ce que je pense maintenant. Je suis étonné qu'elles aient été aussi patientes avec moi. J'ai du mal à comprendre.
Il alluma une cigarette, et caressa la pierre d'une main, tout en soufflant doucement une bouffée de fumée.

- C'est vrai quoi ? Comme tu vois, je ne suis pas particulièrement beau, et je ne suis pas spécialement un bon coup non plus. Je n'ai pas d'argent, j'ai mauvais caractère, je ne suis pas très intelligent. Pas vraiment le Prince Charmant, quoi. Un fils de paysans pauvres de Gifu, ancien soldat dans les forces d'autodéfense devenu chauffeur routier. Mais quand j'y pense, j'ai plutôt eu de la chance avec les femmes. Ce n'est pas que j'aie un succès faramineux, mais enfin, elles ne m'ont jamais causé de problèmes. Elles m'ont généreusement offert leur corps, m'ont nourri, prêté de l'argent... Mais tu vois, la pierre, je me dis que toutes les bonnes choses ont une fin. Comme si quelqu'un me disait : "Hé, Hoshino, maintenant faudrait voir à passer à la caisse !"

Extrait de KAFKA SUR LE RIVAGE - Haruki Murakami

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