lundi 13 mai 2019

Morphine

morphine



























Mon épaule droite atterrit la première sur la glace dans un bruit de vaisselle cassée. Je trimbale une vieille blessure à cette épaule, et si elle se ravive, mon beau rêve s'arrête là, sur ce glacier paumé, à 800 kms du but et à des années lumières de toute vie humaine.
Ensuite, tout semble se dérouler au ralenti, comme dans la dernière scène d'un film avant le générique. Le vacarme redouble autour de moi, le blizzard hurle à la mort, la neige commence à me recouvrir de son linceul. Je gis sur la glace, sonné pour le compte. Je n'entends rien, je ne vois rien, je ne sens rien, même plus le froid, que ce poignard planté dans mon épaule. Étalé sur le flanc, j'essaye de bouger mon bras. En vain. Je ne parviens même pas à serrer le poing. Cette fois, c'est fini.
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Avec mon épaule en vrac, je parviens tant bien que mal à monter ma tente. Le bilan de la journée est apocalyptique : un ski cassé, mon cerf-volant crevé, le bras droit en compote. Curieusement, ma première pensée consiste à me dire que je vais garder mes mésaventures pour moi afin de ne pas inquiéter mes proches.
Mon épaule me fait tellement souffrir que je n'arrive pas à allumer mon réchaud avec une allumette pour faire fondre la glace. Je suis obligé d'utiliser mon briquet que j'ai préalablement réchauffé sous mes aisselles. L'articulation de ma clavicule est bousillée, les muscles de l'épaule écrasés par les chocs successifs, l'os probablement fissuré au regard de la douleur, un vrai coup de couteau. J'ai des comprimés de morphine avec moi. J'en prends une rasade. La douleur s'estompe laissant la place à un cafard irrépressible. Ce soir-là, je m'endors en pleurant comme un gamin. Je n'ai même pas la force de tenir une allumette entre mes doigts comment pourrais-je remorquer mon traîneau de 170 kgs sur plus de 700 kms ?
J'ai mal dormi et la tempête est toujours là. Je bois mon cappuccino en tremblant parce que j'ai l'impression que le blizzard va finir son ouvrage et arracher ma tente. Sous l'effet de la morphine j'entends comme une voix dans ses rugissements sauvages : "Ici, c'est moi qui décide, toi, tu ne pèses rien... Si je veux, dans cinq minutes, tu es mort..."
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Jusqu'au soir, je me consacre aux tâches domestiques qui me prennent un temps fou avec mon bras en écharpe. J'ai immobilisé mon épaule à l'aide d'un bandage. J'alterne les prises de morphine avec un autre analgésique moins puissant car, depuis hier, je suis vraiment dans les vapes, j'ai l'impression de délirer un peu.
(Mike Horn reprend alors le ski-kite en utilisant son seul bras valide)
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Diminuer encore la morphine parce qu'à plusieurs reprises, aujourd'hui, j'ai eu l'impression de voler... Et me taper un bon gueuleton pour fêter ça, même si je dois mettre 2 heures à faire fondre la glace !
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J'apprends à vivre avec ma douleur. Je me motive en pensant à tous ces gens qui souffrent d'un mal chronique et qui finissent par cohabiter avec cette douleur. Certes, la plupart ne charrient pas un traîneau de plomb sur les glaciers du bout du monde. Mais leur exemple m'aide à me sentir moins seul.

Mike Horn - L'Antarctique le rêve d'une vie

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