dimanche 22 mars 2020

Ermite

Il travailla moins d'un an, et subitement, sans donner de préavis à son patron, il abandonna son poste d'installateur d'alarmes.
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Entre temps, il avait encaissé son dernier chèque et quitté la ville. Il n'indiqua à personne où il allait. "Je n'avais personne à qui le dire, soulignait-il. Je n'avais pas d'amis. Mes collègues ne m’intéressaient pas." Au volant de sa Subaru Brat, il roula vers le sud. Il avait vingt ans. Il se nourrissait de fast-food, dormait dans des motels à deux sous - "les moins chers que je pouvais trouver" - et roula plusieurs journées d'affilée, seul, jusqu'à ce qu'il se retrouve au fond de la Floride. Il ne mentionnait pas de sites touristiques, de musées ou de plages où il se serait arrêté. Il resta presque tout le temps sur l'autoroute Interstate, et ne faisait apparemment pas grand chose d'autre qu'observer le monde derrière son volant, hermétiquement protégé par du métal et du verre. En fin de compte il fit demi-tour et prit la direction du nord. Il écoutait la radio. Ronald Reagan était président. La catastrophe nucléaire de Tchernobyl venait de se produire.
Durant ce trajet, le premier et unique périple routier de sa vie, il lui arriva quelque chose. Il se dirigeait vers le nord, traversa la Georgie, les deux Caroline du Nord et du Sud et la Virginie, jouissant de toute l'invincibilité de la jeunesse, s'éclatant d'avoir "le plaisir de conduire", et une idée prit forme peu à peu, avant de se muer en ferme résolution. Toute sa vie, il s'était senti à l'aise dans la solitude. La relation avec les autres était si souvent frustrante. Chaque rencontre avec autrui lui faisait l'effet d'une collision. En roulant, peut-être perçut-il en lui quelques murmures de peur et d'excitation, comme s'il était au bord d'accomplir un saut radical.
Il continua, fit tout le trajet du retour, jusque dans le Maine. Il n’y a pas beaucoup de routes au centre de l’état, et il choisit celle qui passait juste devant sa maison. Ce n’était pas une coïncidence. «Je pense que c’était juste pour jeter un dernier coup d’oeil alentour, dire au revoir.» Il ne s’arrêta pas. La dernière fois qu’il vit la maison familiale, ce fut à travers le pare-brise de sa Subaru Brat. Il continua sur sa lancée, «toujours plus au nord, au nord». Il finit par atteindre le lac Moosehead, le plus grand du Maine, une région où l’on commence à pénétrer dans les recoins les plus reculés de l’Etat. «J’ai roulé jusqu’à ce que je tombe presque en panne d’essence. J’ai pris une petite route. Et ensuite une autre petite route qui bifurquait à partir de la première. Et enfin une piste qui partait de la deuxième.» Il s’enfonça dans cette nature sauvage, aussi loin que le mènerait son véhicule.
Il gara la voiture et rangea les clefs dans la console centrale. Il avait une tente et un sac à dos, mais ni boussole, ni carte. Sans savoir où il allait, sans aucun endroit particulier à l’esprit, il marcha au milieu des arbres et s’éloigna.
Le dernier ermite - Michael Finkel


(je fais un peu de rangement dans le blog pendant ce confinement)

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