(Ange gardien. Ex-Voto. Arcabas. Carte postale qui me sert de marque-page en ce moment...)
Aube qui a survécu à un égorgement pendant la guerre civile algérienne* parle au fœtus dans son ventre.
*La décennie noire 1991 à 2002
Lis
Lis en moi.
Et écoute avec moi pour comprendre. Dans la chaleur de l'été, les moutons se lamentent sur leur sort partout à Oran. Écoute bien ces plaintes longues et éparses. C'est une histoire que tu ne connais pas, qui se passe dans un pays dont tu ne te soucis pas. Crois-moi, petite fille, je peux t'empêcher d'être mêlée à une histoire ou tu ne seras qu'une femme, à peine plus importante que l'un de ces moutons. Comprends-tu ? C'est la fête du Sacrifice dans quelques jours. C'est la fête de l'Aïd, dans la langue extérieure. Il y a longtemps, un vieux prophète du nom d'Ibrahim rêva d'égorger son fils pour plaire à son dieu taquin. Au dernier moment, alors que la jugulaire battait au sommet de la montagne, sur la pierre de l'autel, et que l'enfant fermait les paupières pour se cacher de la mort, Dieu fit descendre du ciel un bélier. Le fils fut ainsi sauvé. Pour un temps au moins, car ensuite il fut abandonné dans le désert, comme le raconte le Coran. Et depuis cette affaire, petit têtard, on égorge des moutons à la place des gens. Pas toujours cependant ! L'année où est né mon « sourire » par exemple, à la fin de la guerre civile, on avait égorgé plus d'hommes que de moutons. Comment te dire la guerre sans te salir ou te montrer des monstres et te les mettre dans la bouche, un par un, pour te les faire mâcher et avaler ? Le prophète Ibrahim a dû faire une grasse matinée durant ces années en Algérie. Il a dû dormir plus longtemps après le soleil et nous sommes tous restés coincés dans son songe saturé de sang, où il courait son couteau à la main pour égorger chaque fils. Et si tu étais une femme durant la décennie noire ? Alors c'était pire. Tu vois, petite étrangère imprévue, si tu viens au monde dans ce pays, tu prends un risque. Il y aura des années où tu mangeras à ta faim, d'autres où l'on te mangera, et d'autres encore où l'on t'égorgera. Tu paieras le rêve alambiqué d'un vieux prophète, et quelqu'un te violera. D'ailleurs, les moutons du ciel rachètent uniquement les garçons, pas les filles. Quand le fils d'Ibrahim est une fille, l'histoire finit toujours dans le sang. Tends l'oreille et écoute les moutons. Entends-tu ? Ils bêlent. eux aussi désirent revenir au ciel, échapper à cette guerre entre le rêve et le fils, le Prophète et la bête, le cauchemar et le couteau souriant. Tout ce qu'ils veulent, c'est abandonner les hommes sans intermédiaires, sans bêtes expiatoires, et les laisser s'entretuer. C'est déjà arrivé, ma petite sardine, c'est arrivé dans ce pays, et pas qu'une fois.
Alors, comprends-tu ?
*************************************************************
Mes deux langues m'enserrent la gorge comme deux mains.
La première est la langue qui danse dans ma tête comme un foulard, un fleuve cité dans le Coran, une seconde peau sous la peau. C'est avec elle que je te parle pour te renvoyer auprès des femmes du paradis, et te convaincre que venir au monde ne vaut pas la peine. Au lieu de tomber du ciel comme un mouton, restes-y, inaccessible aux hommes. Cette langue intérieure est composée de tous les mots qui ne jaillissent pas de ma bouche à cause de... à cause de... de ce que je vais te dire.
Extraits de HOURIS - Kamel Daoud