samedi 12 avril 2025

La langue intérieure

(Ange gardien. Ex-Voto. Arcabas. Carte postale qui me sert de marque-page en ce moment...)


Aube qui a survécu à un égorgement pendant la guerre civile algérienne*  parle au fœtus dans son ventre.
*La décennie noire 1991 à 2002

Lis
Lis en moi. 
Et écoute avec moi pour comprendre. Dans la chaleur de l'été, les moutons se lamentent sur leur sort partout à Oran. Écoute bien ces plaintes longues et éparses. C'est une histoire que tu ne connais pas, qui se passe dans un pays dont tu ne te soucis pas. Crois-moi, petite fille, je peux t'empêcher d'être mêlée à une histoire ou tu ne seras qu'une femme, à peine plus importante que l'un de ces moutons. Comprends-tu ? C'est la fête du Sacrifice dans quelques jours. C'est la fête de l'Aïd, dans la langue extérieure. Il y a longtemps, un vieux prophète du nom d'Ibrahim rêva d'égorger son fils pour plaire à son dieu taquin. Au dernier moment, alors que la jugulaire battait au sommet de la montagne, sur la pierre de l'autel, et que l'enfant fermait les paupières pour se cacher de la mort, Dieu fit descendre du ciel un bélier. Le fils fut ainsi sauvé. Pour un temps au moins, car ensuite il fut abandonné dans le désert, comme le raconte le Coran. Et depuis cette affaire, petit têtard, on égorge des moutons à la place des gens. Pas toujours cependant ! L'année où est né mon « sourire » par exemple, à la fin de la guerre civile, on avait égorgé plus d'hommes que de moutons. Comment te dire la guerre sans te salir ou te montrer des monstres et te les mettre dans la bouche, un par un,  pour te les faire mâcher et avaler ? Le prophète Ibrahim a dû faire une grasse matinée durant ces années en Algérie. Il a dû dormir plus longtemps après le soleil et nous sommes tous restés coincés dans son songe saturé de sang, où il courait son couteau à la main pour égorger chaque fils. Et si tu étais une femme durant la décennie noire ? Alors c'était pire. Tu vois, petite étrangère imprévue, si tu viens au monde dans ce pays, tu prends un risque. Il y aura des années où tu mangeras à ta faim, d'autres où l'on te mangera, et d'autres encore où l'on t'égorgera. Tu paieras le rêve alambiqué d'un vieux prophète, et quelqu'un te violera. D'ailleurs, les moutons du ciel rachètent uniquement les garçons, pas les filles. Quand le fils d'Ibrahim est une fille, l'histoire finit toujours dans le sang. Tends l'oreille et écoute les moutons. Entends-tu ? Ils bêlent. eux aussi désirent revenir au ciel, échapper à cette guerre entre le rêve et le fils, le Prophète et la bête, le cauchemar et le couteau souriant. Tout ce qu'ils veulent, c'est abandonner les hommes sans intermédiaires, sans bêtes expiatoires, et les laisser s'entretuer. C'est déjà arrivé, ma petite sardine, c'est arrivé dans ce pays, et pas qu'une fois.
Alors, comprends-tu ?

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Mes deux langues m'enserrent la gorge comme deux mains.
La première est la langue qui danse dans ma tête comme un foulard, un fleuve cité dans le Coran, une seconde peau sous la peau. C'est avec elle que je te parle pour te renvoyer auprès des femmes du paradis, et te convaincre que venir au monde ne vaut pas la peine. Au lieu de tomber du ciel comme un mouton, restes-y, inaccessible aux hommes. Cette langue intérieure est composée de tous les mots qui ne jaillissent pas de ma bouche à cause de... à cause de... de ce que je vais te dire. 

 Extraits de HOURIS - Kamel Daoud

4 commentaires:

  1. Bonjour Madame Biche,
    Je m'avise que j'ai ce livre de Kamel Daoud sur ma liseuse mais je ne l'ai pas encore lu. Après avoir lu ton extrait, je vais m'y mettre dès que j'ai fini mon livre en cours...
    Je vois aussi qu'on ne parle guère de la guerre civile algérienne contrairement à la guerre d'Algérie avec la France.
    Bon après-midi,
    Mo

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    1. Dans le livre Aube explique que parler de la guerre contre la France permet de bien éluder la guerre civile algérienne. Et puis des lois ont été mises en place avec l'article 46 mentionné au tout début du roman :
      "Est puni d’un emprisonnement de trois ans à cinq ans et d’une amende de 250000 DA à 500000 DA quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international. Les poursuites pénales sont engagées d’office par le ministère public. En cas de récidive la peine prévue au présent article est portée au double.
      Charte pour la paix et la réconciliation plus nationale.

      Kamel Daoud est un remarquable écrivain avec un style éblouissant souvent. D'emblée je suis rentrée dans l'histoire (lecture en cours).
      Et comme je viens de retrouver par hasard cette carte postale avec l'ange et le mouton, j'étais bien "obligée" d'en parler même si le sujet est loin d'être réjouissant. J''avais plutôt envie de parler de choses plus légères...
      Mo, tu liras aussi la visite d'anthologie d'Aube chez le gynécologue, le saccage de son salon de coiffure etc..
      Le roman est censuré en Algérie.

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  2. J'avais dû lire des infos au sujet de cet article 46 mais j'avais un peu oublié, tu as bien fait de rappeler tout ça!
    Autrement, les relations ne sont pas au top avec l'Algérie. C'est pourtant simple, si j'ai bien suivi : 63 ans après l'indépendance de l'Algérie, soit trois générations, tout ce qui ne va pas actuellement en Algérie est toujours de la faute des ex-colons (pour combien de siècles à venir encore?). Par conséquent , il n'est pas question que l'Algérie ouvre ses archives du FLN même si la France ouvre largement les siennes. Et il n'est pas question que l'Algérie reprenne ceux de ses ressortissants qui font l'objet d'une OQTF. En revanche , elle veut expulser actuellement 12 agents de l'ambassade de France.
    Bon après-midi,
    Mo

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    1. Tu m'apprends cette expulsion et je viens de lire dans Le Monde que ces expulsions serait « une réponse », au placement en détention, samedi, de trois personnes en France, dont un agent du consulat de Créteil, dans le cadre de l’enquête sur l’enlèvement en France, en avril 2024, de l’influenceur Amir Boukhors – dit « Amir DZ » opposant au régime algérien. Personnellement je n'en avais jamais entendu parler... Effectivement ça n'a pas l'air de s'arranger avec la France.
      Réflexion à moi-même : ce qui m'interpelle à posteriori c'est mon dernier dessin avec le Dieu scarabée qui avant d'être retravaillé avec Photofiltre ressemblait à une tête de mouton (du moins la partie avec le visage de Mickaël) et je l'avais nommé "Le Dieu des moutons"... Et je trouvais ça bizarre au plus au point... Pourquoi un mouton était apparu sur ce dessin ?... Et à ce moment là je n'avais pas le livre Houris à la maison.
      Je pensais que ce soir l'émission "C'est dans l'air" sur la 5 parlerait de ce sujet algérien, mais non, silence radio pour l'instant.
      Pour en revenir au roman, Aube avait 5 ans lorsque elle et sa famille ont été égorgés ; c'est la seule rescapée. Dans le livre nous apprenons qu'elle vivait avec ses parents éleveurs de moutons dans une campagne et sa famille était soit accusée de collaborer avec les terroristes, soit accusée de collaborer avec les militaires du régime de cette époque... Pris en tenaille...

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Une certaine idée du paradis