mercredi 14 septembre 2022

La douleur

Le petit enterrement avançait lentement sous la pluie qui s'était remise à tomber. On le voyait marcher par les trous des haies. La cloche de l'église, dans un coin du ciel, tintait gravement pour marquer le pas et l'on entendait, sur le piétinement de tout ce monde, le vague murmure des conversations étouffées.

Thérèse Delombre marchait à côté de Georget, tête baissée. Mme Gardet était seule, non loin d'elle, et ne s'approchait pas. Les yeux cachés par ses vieilles paupières de parchemin sale , elle paraissait être très absorbée dans la récitation de son chapelet . De temps en temps on entendait le chant enroué du curé et les réponses grêles des enfants de chœur . La mort du père Melun n'avait pas du tout affecté Georget . Il n'aimait pas c'est homme , il 'en apercevait maintenant. Quand il allait à enterrement , toujours il regrettait le mort, même s'il l'avait peu connu . 

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Thérèse delombre se demandait pourquoi Mme Gardet qui marchait à côté d'elle affectait de ne pas la voir, et toutes les autres femmes aussi.

"Elle ont dû savoir quelque chose , se disait-elle , mais comment ?" 

A la pensée que ses relations avec l'allemand pouvaient être connues dans le village, elle rougissait et sentait la honte lui monter au coeur,  mais tout de suite l'orgueil de la femme qui croit avoir été aimée lui faisait lever la tête. 

"Bah ! se disait-elle, si elles ne veulent plus me parler, qu'elles restent ! Je n'ai pas besoin de leur amitié pour vivre. La guerre finira sans que la mère Gardet ait pu caser ses laides filles, et elles seront bien contentes toutes les trois, de revenir chez moi, prendre le thé, se donner l'illusion du monde. Quoi qu'elles en disent, je suis bien au-dessus d'elles par ma position et elles sont flattées de venir me voir. Mais puisque elles font comme ça maintenant, on verra si je les aurai plus tard, quand elles n'auront plus besoin de moi....."

Pendant que Thérèse Delombre se perdait dans ses plates réflexions, le cortège funèbre avançait. De chaque chemin de traverse sortait des groupe de gens qui se joignaient au convoi et le fleuve de personne grossissait peu à peu.

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Aucune des femmes qui arrivaient ne se mit à côté de Thérèse et, comme elle se trouvait juste derrière la civière avec son fils, un grand vide se faisait autour d'elle. On aurait dit que cette femme et cet enfant représentaient la famille du père Melun.

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On arrivait maintenant en vue de la maison de Thérèse. Au détour du chemin apparut, d'un coup, la treille de vigne vierge, rouge comme du sang. L'air devint plus vif. Thérèse eu un coup au cœur en voyant sa maison. Le vent se calmait par instant. Le monde semblait immobile dans l'attente d'une catastrophe. Oh ! que la vie est plus subtile, plus cruelle que le mieux bâti des romans ! Si Thérèse avait cru un instant en avoir fini avec sa faute , elle se trompait ! Maintenant qu'elle était seule, en elle et hors d'elle remuait le châtiment . La haine de l'enfant blessé était apaisée depuis qu'il l'avait vue souffrir d'amour , une nuit . Il s'était dit que tant de douleur ne pouvait avoir de rapport avec ce qu'il avait lu dans le livre du grenier, qui montrait des hommes et des femmes nus joints en des postures compliquées. 

L'enfant avait pardonné, mais le pays n'avait pas eu sa part. Dans l'ombre, il avait attendu le moment. Sournois, hypocrite comme tout ce qui est fait par beaucoup d'hommes-et aussi , ici , cela s'apprécie- , par beaucoup de femmes . Il allait avoir sa revanche . Quant à l'autre châtiment, celui dont l'origine était naturelle et pourtant, aux yeux de Thérèse, plus mystérieuse et qui entraînerait sa mort -  elle y était fermement décidée - elle croyait le sentir, déjà en elle, brûler dans son ventre... Tête baissée derrière le cercueil du Père Melun, elle réfléchissait et son visage était emprunt d'une grande douleur. Quelquefois ses yeux s'allumaient, c'est qu'elle essayait de crâner, de se dire que, ma foi, si elle ... (elle n'osait dire le mot) elle le garderait, l'élèverait. L'amour maternel serait plus fort que l'opinion du monde. Mais elle s'abandonnait vite. Elle n'aimait pas assez Otto pour tant de sacrifice. Ce qu'elle aimait en lui, c'était tout ce qui pouvait contenter son corps, et seulement cela. Ce serait peut-être un moyen de se faire épouser... Mais bientôt l'autre côté du drame lui apparaissait. Dans quelle atmosphère vivraient les deux enfants ? Elle connaissait Georget. 

La honte lui montait au front

Il y avait tout en haut du buffet quelques petits paquets de sublimé corrosif . . . Elle ne savait d'où ils venaient, mais elle prévoyait en tremblant à quoi ils serviraient.

Elle leva les yeux. Le cortège marchait lentement,. Thérèse était un peu myope, mais elle distinguait, sur le mur gris de la maison, dans l'espace que laissaient les branches et le houblon, des traces noires. Georget apercevait des lettres, de grandes lettres d'un pan de haut. Beaucoup de personnes qui suivaient l'enterrement voyaient aussi quelque chose d'écrit sur le mur , mais , comme le mur était parallèle au convoi et , par conséquent , aux regards , il était très difficile de lire . Thérèse défaillait de crainte . Georget sentait une main froide qui le serrait à la nuque . Madame Gardet buvait comme du lait une joie légère , mousseuse, fraîche . Une joie inexplicable . 

Avec quel lenteur se déplaçait le cortège ! On aurait dit qu'il fallait une heure pour qu'il avançât d'un mètre. Les porteurs s'arrêtèrent ; d'autres prirent leur place. Thérèse aurait voulu courir, prendre les devants pour aller lire ce qu'on avait bien pu écrire sur son mur. Ses jambes étaient rivées au sol et ses pas retenus, ralentis par la boue du chemin.

Les lettres noires grandissaient à mesure qu'on s'approchait d'elle. Madame Gardet n'était pas pressée. Elle allait doucement, doucement, faisait durer le plaisir, certaine que quelque chose de considérable pour le pays allait se passer. Bientôt la maison fut au niveau de la bière et l'ont pu lire les mots écrit sur le mur. Un large pinceau trempé dans du goudron s'était promené sur la pierre. Les lettres étaient maladroitement faites, mais implacablement lisibles. Elle ne dansaient pas, pas même dans les yeux de Thérèse. Bien clouées au mur, on ne pouvait espérer les voir disparaître dans la minute. Noires, luisantes, répandant une bonne odeur de goudron frais. Sous chaque lettre, l'épais liquide était descendu en gouttes. Il y avait écrit- mais le lecteur l'a déjà deviné, ou son regard attiré par les gros caractères, s'est posé sur eux dès qu'il a tourné la page. Il y avait écrit : 

BORDEL FRANCO-BOCHE

Tout tournait autour de Thérèse, centre d'une immense roue enchantée. L'inscription, la bière, les porteurs, la campagne elle-même était entraînés par le vent du soir dans le tourbillon. Elle abandonna la main de Georget qui la mis dans sa poche. Il ne savait pas ce que le premier mot voulait dire, mais il comprenait franco- boche et cela lui suffisait ! Thérèse ne pensait à rien, affolée. Son affolement était si grand qu'il ne pouvait se traduire extérieurement que par un peu plus de rouge aux joues et par un imperceptible tremblement des mains. Madame Gardet , émerveillée de l'inscription , regardait Thérèse. Celle-ci marchait tranquillement , comme si elle n'avait rien vu. La bonne femme espérait la voir s'évanouir, trépigner, mais rien n'était changeé dans l'attitude de la femme coupable . Ce courage révoltait Mme Gardet . 

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 Doucement, au rythme des porteurs fatigués, les lettres accusatrices passèrent ainsi au flanc du cortège. Tout le monde pu les voir. Les enfants, pour montrer qu'ils lisaient bien, les lisaient à mi-voix. Thérèse regardait droit devant elle, comme si tous ces muscles, d'un coup, avaient été pétrifiés. Elle ne pouvait pas dire qu'elle était très malheureuse. En elle, la honte, la douleur se mêlaient et faisaient qu'elle croyait marcher dans un monde de nuages.

Extrait de La Douleur - André De Richaud

(d'après l'aquarelle de Charles-William Bartlett  - L'enterrement -1900)

NB : je ne sais pas ce qu'il s'est passé, j'étais persuadée d'avoir pourtant écrit Franco-Boche !... Bizarre, vous avez dit bizarre ? !...            Ah !... D'accord, occupation allemande de la Belgique pendant la première guerre mondiale...

Enfants de guerre, cette fois entre 1939 et 1945 :

https://journals.openedition.org/temoigner/7078




4 commentaires:

  1. C'est beaucoup moins spectaculaire que l'enterrement de la Queen... ;-)

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  2. Je viens de regarder si ce livre se trouve à la médiathèque, mais non, évidemment. Dommage, j'aurais aimé le lire, je l'achèterai peut-être.
    Bon après-midi, Biche.

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    1. Ce livre a été publié en 1930 et son auteur était très jeune lorsqu'il l'a écrit, 21 ans il me semble. Et j'ai bien aimé cette lecture.
      Bonne soirée Françoise

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