dimanche 17 janvier 2021

Je crève, parlez-moi


  La lecture de ton cahier par le médecin a eu un autre effet. Dans cet immense bâtiment, vous les malades êtes répartis en trois services. Le service des agitées, celui des dangereuses, et celui des chroniques dans lequel tu as été placée à ton arrivée ici.
 En fonction de ce que tes notes lui ont appris, le médecin t'a donné la permission de faire partie de la petite équipe qui se rend parfois utile aux surveillantes.
 Cette décision change en partie ta vie et t'aide à te redresser, à reprendre courage. En outre tu sais très vite te faire apprécier des surveillantes, et en conséquence, les rapports que tu avais avec elles s'améliorent.
 Mais les semaines passent, et Antoine* qui n'est pas des plus dynamiques, n'a toujours pas trouvé la personne qui pourrait chaque jour passer quelques heures auprès de toi et permettrait que tu quittes ce sinistre hôpital.
 De jour en jour, ton impatience grandit, s'exacerbe, et tu supportes de plus en plus mal l'existence à laquelle tu es assujettie. Quand vas-tu retrouver ta maison, tes enfants, ton chien et ces chemins sur lesquels tu peux à loisir dialoguer avec toi-même ? Tu vis avec cette obsession, tendue vers cet instant où tu seras à nouveau libre.
 Ce matin là, tu es autorisée à te rendre dans une petite cour pour y jeter des détritus. Deux hommes du pavillon voisin sont occupés à peindre des barreaux. En passant derrière eux, tu te saisis d'un pot de peinture et te précipites à l'intérieur du bâtiment. Tu roules en boule un morceau de papier resté au fond du panier, tu le plonges dans le pot, et cédant à une furieuse impulsion, tu écris avec rage sur un mur, sur la porte des surveillants, du médecin, en grandes lettres noires dégoulinantes, ces mots qui depuis des jours te déchirent la tête 

   je crève

   parlez-moi

   parlez-moi

   si vous trouviez
   les mots dont j'ai besoin
   vous me délivreriez
   de ce qui m'étouffe

 Tes mains. Ta robe. Tu ne peux nier. Ils te donnent des chiffons, du savon, de l'eau, et t'enjoignent de faire disparaître ce qu'ils nomment des barbouillages. Au lieu de les effacer, tu t'appliques à délayer la peinture et à l'étendre le plus possible.
 La sanction est immédiate : dix jours de cellule. Dix jours sans voir le jour. Une paillasse. Ta nourriture non pas servie dans une gamelle, mais jetée à même le sol.
 Quand tu es de retour parmi les chroniques, tu es brisée.
 Sur ces entrefaites, la guerre a éclaté. Antoine espace ses visites et l'idée de te faire sortir est abandonnée. 

*Antoine : le père de Charles Juliet

Extrait de Lambeaux - Charles Juliet

3 commentaires:

  1. Réponses
    1. Effectivement ! Et quelques années auparavant les médecins présentaient leurs malades publiquement (très bien montré dans le film Augustine). Je ne sais pas à quelle période ces présentations publiques de malades ont cessé.

      https://www.youtube.com/watch?v=X50gkEs0zyE

      https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-rue89-culture/20121107.RUE3633/augustine-l-hysterique-n-est-pas-toujours-celle-celui-que-l-on-croit.html

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    2. Oui, j'ai vu le film. Vincent Lindon était excellent.

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