dimanche 22 mars 2020

Vous priez pour avoir chaud

Dans la forêt, quand Knight était confronté à des défis mettant sa vie en péril, il choisissait de n'exprimer aucune émotion, conservant au contraire l'équanimité dépassionnée d'un stoïcien. A aucun moment, insistait-il, il n'avait imploré une puissance supérieure. A une exception. Confronté à une période hivernale extrêmement rigoureuse dans le Maine, il dérogea à toutes les règles qu'il s'était lui-même créées. "Quand il fait moins 20 degrés, vous cessez volontairement de penser. C'est comme une formule célèbre : "Dans la tranchée, il n'y a plus d'athées." Par moins 20, c'est pareil. A ce moment là, vous avez une religion. Vous priez, oui. Vous priez pour avoir chaud."
Toutes ses tactiques de survie étaient centrées autour de l'hiver. Chaque année, alors que tout le monde fermait ses bungalows pour la morte-saison, souvent en laissant toutes sortes de provisions dans les placards, il se lançait dans une série d'incursions qui l'occupaient toute la nuit. "C'était ma période la plus chargée. Le temps de la moisson. Un instinct très ancien. Mais pas nécessairement associé à la notion de délit."
Son premier objectif était d'engraisser. C'était une nécessité de vie ou de mort. Dans sa forêt, tous les mammifères, du mulot à l'orignal, poursuivaient le même but élémentaire. Il se gavait de sucre et d'alcool - c'était le moyen le plus rapide de prendre du poids, et il appréciait cette sensation d'ébriété. Les bouteilles qu'il volait signalaient un homme qui ne s'était jamais assis à un bar, admettait-il : Cognac parfumé au café de la marque Allen, Daiquiri Framboise chez Seagram, Rhum Coco de Parrot Bay, et une sorte de liqueur appelée Whipped Chocolate Valles Vine, mélange de chocolat liquide, de crème fouettée et de vin rouge.
Il remplissait des cabas en plastique de denrées non périssables. Il emportait des vêtements chauds et des sacs de couchage. Et il empilait les bouteilles de gaz, traînant ces conteneurs blancs et ventrus des barbecues qui émaillaient tout le pourtour de l'Etang du Nord et du Petit Etang du Nord. Ces bonbonnes étaient vitales - non pour cuisiner (les aliments froids sont tout aussi nourrissants) ou se chauffer (brûler du gaz sous une tente peut générer assez de monoxyde de carbone pour vous tuer), mais pour faire fondre la neige et fabriquer de l'eau potable. C'était là une tâche très consommatrice de combustible. Il lui fallait dix bonbonnes par hiver. Dès que l'une était vide, il l'enfouissait près de son site. Et il ne rapportait jamais les consignes.
Le processus de collecte de provisions était une course contre le climat. Dès la première chute de neige importante de la saison, en règle générale en novembre, il cessait toutes ses opérations. Il est impossible de se déplacer dans la neige sans laisser d’empreintes, et il avait l’obsession de ne pas laisser de traces. Aussi, pendant les six mois suivants, jusqu’au dégel printanier en avril, il s’éloignait rarement de sa clairière au fond des bois. Idéalement, il ne quittait son campement de l’hiver entier. Pour combattre le froid, il se taillait la barbe à sa longueur hivernale - un peu moins de trois centimètres : assez épaisse pour s’isoler le visage, assez peu fournie pour empêcher l’accumulation de cristaux de glace. Pendant presque tout l’été, se servant de crème volée, il restait rasé de près, pour garder le visage frais, sauf au plus fort de la saison des moustiques, quand une épaisse toison lui servait d’insectifuge naturel. Dans le centre du Maine, les simulies peuvent s’abattre en essaims si épais qu’on ne peut respirer sans en inhaler. La moindre tape sur votre avant-bras vous laisse les doigts poisseux de votre propre sang. Beaucoup de riverains de l’Etang du Nord trouvent la saison de plus forte infestation plus pénible que les vagues de froid les plus rigoureuses. Dès que les insectes refluaient, il se rasait de nouveau, jusqu’à la saison venteuse de la fin de l’automne - la pilosité faciale offre aussi une bonne protection contre le vent. Côté cheveux, il visait la simplicité : plusieurs fois par an, il se rasait le crâne, en se servant de ciseaux et d’un rasoir jetable. Tant qu’il vécut dans les bois, il n’eut pas une fois l’apparence de l’ermite, hirsute et échevelé, et ce fut seulement en prison, n’étant plus un ermite, qu’il commença à en avoir exactement l’allure. Il exprimait là tout son sens de la facétie.


Le dernier ermite - M. Finkel





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