dimanche 10 février 2019
Quand on annonça à ma mère...
Quand on annonça à ma mère qu'elle avait un cancer du rein, la peur me gagna comme cette fois-là : elle me saisit à la gorge, se mélangea à mon sang et, quand elle atteignit mon cœur, elle le mit en pièces. Ma mère avait trente-sept ans, elle s'appelait Anna. Deux ans plus tard, elle est morte.
Vivre dans la peur, maintenant je le sais, est le pire des cauchemars, et c'est ainsi qu'a vécu ma mère pendant toute cette période, en pensant à la mort jour après jour, heure après heure. Elle prit l'habitude de garder sa lampe de chevet allumée toute la nuit et de ne plus fermer les volets. Elle disait que notre maison était sombre, que la lumière n'entrait pas assez par les fenêtres. Elle entama sa bataille contre l'obscurité en faisant retirer les rideaux du salon et se mit à détester la nuit, elle qui l'avait toujours aimée.
Ma famille n'a jamais été du genre traditionnel, papa maman frères sœurs. Je n'ai eu pour famille que ma mère et ma grand-mère. Mon grand-père est mort quand j'étais toute petite et je n'ai jamais connu mon père. Il est parti quand ma mère est tombée enceinte. Désormais nous nous retrouvons à deux et j'ai peur de penser à l'avenir.
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Après le diagnostic, on l'opéra d'urgence et elle démarra immédiatement les soins intensifs, mais tous les médecins qui l'examinèrent et qui étudièrent son dossier médical nous dirent qu'il n'y avait aucun espoir, qu'il ne lui restait que peu de temps à vivre. Personne ne pouvait préciser combien, certains parlèrent de mois, d'autres se turent. Ils continuèrent à la soigner parce qu'elle était encore jeune. Dès le début ma mère souhaita connaître la vérité, et quand nous prîmes tous conscience de la gravité de son état ce fut comme se retrouver sur des montagnes russes sans savoir combien de temps le tour allait durer. Comme se sentir saisi au cœur.
C'est ma grand-mère qui me l'annonça. Le lendemain je n'allais pas en cours - j'avais seize ans et j'étais en seconde - , ni le surlendemain. Quand Sonia et Barbara, mes camarades de classe, m'appelèrent, j'inventai une excuse et leur demandai de prévenir les enseignants que j'étais malade mais que je reviendrais bientôt. Je ne parlai pas du cancer de ma mère, je ne voulais pas répondre à leurs questions et surtout je ne voulais pas que tout le monde soit au courant. Je compris alors qu'il s'agissait de mon premier acte d'adulte : je m'étais tue pour la protéger et parce que j'avais besoin de rester seule, loin des stupidités que l'on dit dans ces moments-là, loin des bavardages inutiles, pour comprendre ce qui se passait réellement. Après ma grand-mère, ma mère me parla à son tour pour me dire ce qu'il en était et j'espérais seulement que ma peur ne soit pas visible. Elle aussi faisait son possible pour avoir l'air sereine, mais ses cernes et la peau tendue de son visage témoignaient du contraire. Elle me répéta ce que ma grand-mère m'avait dit, cependant, quand j'entendis le mot cancer sortir de sa bouche, mes yeux se remplirent de larmes. Ma mère me serra fort dans ses bras et me dit qu'il existait des thérapies, qu'avec moi elle s'en sortirait. A cet instant précis je devins nous, son cancer devint le mien. Je savais que c'était terrible, le père d'un ami en était mort quelques années auparavant. Les questions se bousculaient dans ma tête : les symptômes ?
Etait-il possible qu'elle ne s'en soit pas aperçue ? A quel moment tout avait-il commencé ? Pourquoi personne n'avait-il accordé d'importance à son amaigrissement soudain ? Pourquoi remarquait-elle le moindre détail me concernant alors que moi, qui l'aimais pourtant, je n'avais rien perçu ? Quand on aime quelqu'un, on en prend soin. Peut-être ne l'avais-je pas aimée assez, si mon amour avait été à ce point irresponsable ?
Ma mère et moi n'avons jamais beaucoup parlé et cela ne changea pas pendant sa maladie, mais nous nous sommes mises à nous chercher des yeux, à nous serrer les mains en regardant un film ensemble, à nous sourire en silence, des sourires chaleureux, emplis de l'espoir que personne ne nous avait donné. Ma grand-mère assista à tout ceci, elle exauça toutes les décisions de ma mère concernant son traitement et, à la fin, ses dernières volontés. En deux ans, je n'ai jamais vu ma grand-mère pleurer. Parfois, j'avais l'impression qu'elle était une autre. Sa force était issue d'autres silences, de sa jeunesse lointaine dont personne ne savait rien et qui refaisait soudain surface.
Quelques jours avant l'opération, n'en pouvant plus de me retenir, je racontai tout à mes camarades de classe. Le jour dit, je reçus une foule de textos et d'e-mails, y compris de la part de gens à qui je n'avais pas parlé depuis une éternité. Je n'avais dit à personne qu'il ne s'agissait pas d'une intervention résolutive et tous ces messages pleins de confiance et de vie eurent sur moi l'effet opposé ; chaque fois qu'il en arrivait un, je devais réprimer mon envie de fracasser mon portable contre le mur. Quand je retournai en classe quelques jours plus tard, l'effet de nouveauté s'estompait déjà. Tout le monde me demanda comment s'était passée l'intervention, comment se portait ma mère, puis plus rien. Plus tard, quand il m'arriva de ne pas me rendre au lycée, personne ne m'interrogea. Mes amis cessèrent de venir chez moi et moi d'aller chez elles. Sous prétexte que dans ce genre de situation mieux vaut ne rien demander et ne pas déranger, le vide se créa autour de moi. Je passai les deux années suivantes comme une ombre. Devoirs sur table, interrogations, quelques samedis soirs en boîte de nuit, piscine, promenades dans le centre-ville, mais dans tout ce que je faisais je voyais ma mère en train de mourir. Sa mort était partout : dans mon sac de cours entre les livres, dans l'air rose et clair des soirées de printemps, et surtout dans ses yeux conscients et résignés. Je me souviens d'avoir désiré chaque jour qu'elle s'en sorte malgré tous les pronostics : oui, nous aurions le temps, encore, et nous apprendrions à ne pas le gâcher, ce temps, à ne pas attendre je ne sais quel futur pour les mots importants.
Si quelqu'un me demandait ce que je me rappelle de ces deux années, je répondrais rien de particulier à part les gestes, les sourires, les petites choses de tous les jours - c'est cela la vie, maintenant je l'ai compris, ce sont les instants qui comptent, pas les choses. Je crois que même ma façon de respirer a changé : je peux dire que j'ai appris à retenir mon souffle, comme si j'avais passé tout ce temps sous l'eau, dans l'attente de respirer à nouveau. Pendant tout ce temps j'ai eu peur.
Je me souviens d'un film où une femme, avant de mourir, appelle ses filles et leur offre tour à tour un discours d'adieu. Ma mère ne fit rien de la sorte. La seule chose qu'elle me dit jusqu'à la fin, qu'elle ne se fatigua jamais de me répéter, fut qu'elle m'aimait et que j'avais été la plus belle réussite de sa vie. Quand nous étions ensemble, elle m'écoutait parler : du lycée, de mes amies, de mes envies. Vers la fin, quand elle était trop fatiguée, elle me demandait seulement de m'asseoir près d'elle, sur le lit. Alors je m'allongeais à ses côtés et je lui prenais la main, ou bien elle posait la sienne sur mes cheveux, et nous dormions un moment ainsi, comme si nous creusions du temps dans le temps, comme si nous créions des prises, des portes de sortie.
Elle est morte un matin alors que j'étais au lycée. Depuis quelques jours elle ne se levait plus. Le médecin avait augmenté la dose de morphine et elle dormait la plupart du temps. Elle parlait très peu, et quand je lui tenais la main elle ne la serrait plus comme avant. Je ne voulais pas aller en cours ce jour-là mais ma grand-mère m'y força, disant que j'avais besoin de distraction, au moins pour quelques heures, qu'au besoin elle m'appellerait immédiatement. Quand mon portable vibra et que je lus son nom sur l'écran, je sus à quoi m'attendre. Je prévins l'enseignant que je devais rentrer chez moi sur-le-champ et je partis en courant sans regarder personne. Je me maudis encore de n'être pas restée à la maison ce jour-là. De n'avoir pas été présente. Je filai le plus vite possible sur mon scooter en me disant que cela ne pouvait pas être vrai, et je me rendis compte que je n'avais jamais vraiment cru que ce moment arriverait. Pendant ces deux longues années je m'étais habituée à la voir malade et j'avais fini par me convaincre qu'il en serait toujours ainsi, que cela ne pouvait pas finir. Quand je la vis immobile, la bouche entrouverte, les bras abandonnés le long du corps, la peur me saisit à nouveau et je me sentis vidée. Bien sûr, certains jours je m'étais demandé ce que cela me ferait de la voir sans vie, mais même à ce moment-là, ma mère morte devant moi, simple et terrifiante, je ne pus y croire. Je m'approchais et en retenant mon souffle je fixai son visage immobile, puis je lui pris les mains et les serrai avec force, je l’appelai, me penchai pour l'embrasser et posai mon front sur le sien. Ma grand-mère, debout près de la porte, murmura "elle est partie" avec un sourire plein de larmes. Elle était partie. Je sentie le sol se dérober sous mes pieds, à nouveau la peur me serra contre elle et je respirai l'air vénéneux de ses poumons. Ma mère était morte.
Mon hiver à Zéroland Paola Predicatori
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