mardi 12 février 2019

Parfumé à l'eau de Cologne bon marché

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"En fin de matinée le capitaine Rodriguez de Las Cruses nous fit appeler et nous reçut en privé dans son bureau. Rasé de près et parfumé à l'eau de Cologne bon marché, il ressemblait dans son uniforme rutilant à un acteur de cinéma mexicain. Ses yeux en fentes sombres et son rire carnassier lui avait valu le surnom de Guépard. Il était clair qu'il n'hésitait pas à piétiner tout ce qui avait l'audace de se mettre en travers de sa route.
Il me débita les compliments d'usage et me salua d'un claquement de talons avant d'entraîner don José dans une pièce annexe pour discuter affaires. Quelques secondes plus tard, des jurons fusaient à travers la cloison. Je préférai m'éclipser et rejoindre la grande salle où régnait à présent un ordre parfait d'une froideur anonyme. Comme je m'approchais d'une fenêtre pour regarder des prisonniers enchaînés par la ceinture, que des soldats en arme conduisaient à l’extérieur de la caserne, un vieux caporal indien vint me souffler qu'il vaudrait mieux pour moi attendre le capitaine dans la salle à manger, car sa dispute avec don José pourrait durer un bon moment. Il s'offrit à m'y conduire et je le suivis à travers de longs couloirs. Je demandai au vieil homme où l'on menait ces prisonniers que je venais d'apercevoir".

Il me répondit qu'ils avaient beaucoup de chance de pouvoir sortir respirer au soleil et qu'ils allaient couper dans la forêt du bois précieux qui serait ramassé plus tard, en période de décrue de la rivière, par des petites camionnettes, au profit de l'Etat. Je me pris à penser que ces affaires d'Etat n'étaient sans doute que celles du capitaine, mais j'eus la prudence de la boucler. Cependant, comme l'Indien semblait avoir une propension à parler, j'essayai de lui tirer un peu les vers du nez. Les lourdes chaînes qui entravaient les prisonniers m'avaient considérablement troublé et, persuadé que la seule loi de Rodrigues de Las Cruses servait ici de règlement, je le questionnai sur la manière dont ces hommes vivaient.

- Sous nos pieds, me dit-il, s'étendent des souterrains remplis d'eau croupie et de pourriture où n'entre jamais la lumière. C'est l'enfer des hommes oubliés. Généraux dégradés, assassins, voleurs ou fous, innocents ou coupables, ils sont pour la plupart ravagés par les fièvres ou la tuberculose, et s'accrochent désespérément à la vie en attendant un hypothétique jugement. Comme nourriture, ils ne reçoivent qu'une ration de haricots rouges matin et soir, apportée par les soldats qui purgent une punition. Une fois par mois, le sergent-major permet à quelques-uns de sortir une heure ou deux, par groupe de cinq, pour tripoter un peu les Indiennes. Cela dépend de la mordida
- Qu'est-ce que la mordida ? osai-je demander, épouvanté.
- Ce que le prisonnier peut offrir au sergent, soit en argent, soit en services particuliers. Et quand quelqu'un est trop emmerdant, il meurt, soit-disant par accident, le médecin légiste délivre un certificat de décès, et le cadavre est abandonné aux fauves dans la forêt.
J'étais sidéré. Dans ma naïveté, je croyais que de telles horreurs n'appartenaient qu'au passé ou à la littérature. Je le dis au vieux soldat.
- L'enfer n'est pas une création de Dieu mais de l'homme, me répondit-il. Il est ici sur terre, dans ces labyrinthes immondes. Mais je vous en conjure, si vous ne voulez pas ma mort ni la vôtre, gardez cela pour vous. D'autres avant vous ont essayé en vain que cela change."

Le secret de l'Aigle - Luis Ansa, Henri Gougaud

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