jeudi 14 février 2019

Evaluation


- Magdalena Haloway ?
- Oui, c’est moi.
- Très bien. Pourquoi ne commenceriez-vous pas par nous parler un peu de vous ?
L’Evaluateur à lunettes se penche en avant en écartant les mains et en souriant. Il a de grandes dents carrées qui me rappellent les carreaux de la salle de bains. Le reflet sur ses verres m’empêche de voir ses yeux, et je prie en silence pour qu’il retire ses lunettes...
- Parlez-nous de ce que vous aimez faire, insiste-t-il. Quels sont vos centres d’intérêt, vos loisirs, vos matières préférées ?
Je me lance dans l’exposé que j’ai préparé, sur la photographie, la course à pied et mes amies, sans parvenir toutefois à me concentrer. Je vois les Evaluateurs opiner en prenant des notes et des sourires se dessiner sur leurs lèvres, signalant qu’ils se détendent : je m’en tire bien, même si je n’entends pas les mots qui sortent de ma bouche. Je suis obnubilée par la table d’opération, je lui jette régulièrement des coups d’oeil : la lumière joue sur sa surface comme sur la lame d’un couteau.
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- Voulez-vous un peu d’eau ?
La femme m’indique une bouteille et un verre sur la table. Elle a remarqué que j’avais flanché pendant quelques secondes, mais ce n’est pas grave. J’ai terminé ma présentation et, à la façon dont les Evaluateurs me considèrent - avec satisfaction et fierté, comme s’ils étaient face à un petit enfant qui vient de réussir à faire coïncider des formes géométriques avec les découpes sur un plateau en bois-, je sais que je les ai convaincus.
Je me sers et avale quelques gorgées d’eau, profitant de cette pause bienvenue. Je sens la sueur perler sous mes bras, sur mon crâne et sur ma nuque, et je prie pour qu’ils n’en voient rien. Je m’efforce de garder les yeux rivés sur eux, mais du coin de l’oeil j’aperçois toujours cette maudite table qui me nargue.
- Très bien Léna, maintenant, nous allons vous poser quelques questions. Nous attendons des réponses honnêtes. Rappelez-vous, notre but est d’apprendre à vous connaître en tant que personne.
Je ne peux pas m’empêcher de me demander : «Par opposition à quoi ? Moi en tant qu’animal ?» J’inspire profondément et me force à acquiescer en souriant.
- Entendu.
- Quels sont vos livres préférés ?
- Amour, guerre et intrusions, de Christopher Malley, réponds-je du tac au tac. Frontière, de Philippa Harolde.
Inutile d’essayer de repousser les images mentales qui déferlent à présent sur moi. Un mot ne cesse de s’écrire dans mon esprit comme pour s’y graver à tout jamais. Douleur. Ils voulaient imposer à ma mère un quatrième Protocole.
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- Et Roméo et Juliette, de William Shakespeare, conclus-je.
Les Evaluateurs opinent du chef en notant mes réponses. Tous les élèves de troisième étudient la pièce de Shakespeare en cours de santé.
- Et pourquoi ? s’enquiert le troixième Evaluateur.
«Parce que c’est terrifiant» : c’est ce que je suis sensée répondre. Il s’agit d’une histoire édifiante nous mettant en garde contre les dangers du vieux monde, avant le remède. Mais j’ai l’impression que ma gorge a enflé, que les mots ne peuvent plus se frayer un chemin, ils y restent accrochés telles les ronces qui se prennent dans mes vêtements lorsque je cours dans les champs. J’ai soudain l’impression d’entendre le grondement sourd de l’océan, son chuchotis distant et insistant, et j’imagine ce qu’a dû ressentir ma mère lorsque l’eau, aussi pesante qu’une chappe de béton, s’est refermée sur elle. Voilà pourquoi la réponse qui m’échappe est la suivante :
- Parce que c’est beau.
Aussitôt les quatre visages se redressent pour m’observer, comme des marionnettes reliées par un même fil.
- Beau ? répète l’Evaluatrice en fronçant le nez.
Il y a une tension à couper au couteau dans la pièce, et je me rends compte que j’ai commis une très, très grosse erreur. L’Evaluateur à lunettes se penche en avant.
- Le choix de ce terme est intéressant. Très intéressant.
Cette fois, lorsque ses lèvres découvrent ses dents, celles-ci m’évoquent davantage les canines courbes d’un chien.
- Peut-être trouvez-vous une forme de beauté à la souffrance ? Peut-être appréciez-vous la violence ?
- Non. Non, pas du tout.
J’essaie de me concentrer, mais le grondement de l’océan envahit ma tête. Il est plus fort de seconde en seconde. A présent il me semble entendre des hurlements, plus faibles, comme si l’écho de ceux de ma mère me parvenait après toutes ces années.
- Je voulais dire... C’est tellement triste d’une certaine façon...
Je me débats pour me maintenir à la surface, mais je sombre maintenant, engloutie par la lumière blanche et le bourdonnement... Le sacrifice. J’aimerai leur parler de la beauté du sacrifice, mais les mots ne sortent pas.
- Avançons, reprend froidement l’Evaluatrice, qui s’est départie du ton amical avec lequel elle m’avait proposé à boire. Nous allons vous poser une question simple. Quelle est votre couleur préférée ?
Une partie de mon cerveau, celle où siègent la rationalité, l’instruction et la logique, me hurle : «Bleu ! Réponds bleu !» Mais cette autre partie de moi, plus ancienne, que me rapportent les vagues assourdissantes, l’emporte.
- Gris, bredouillé-je.
- Gris ? s’exclame le quatrième Evaluateur.
Mon estomac se décroche. Je sais que je m’enfonce, je peux pour ainsi dire voir mes notes dégringoler sous mes yeux. Mais il est trop tard. Je suis fichue, à cause de ce grondement*, qui s’amplifie encore et encore, de ce piétinement sourd qui m’interdit toute concentration. Je bafouille malgré tout une explication :
- Pas vraiment gris. Juste avant le lever du soleil, il y a un moment où le ciel est de cette couleur pâle indéfinissable, une sorte de gris ou de blanc, et je l’ai toujours aimée parce qu’elle me fait penser à ce qu’on éprouve en attendant un événement heureux.
Ils ne m’écoutent plus. Ils ont tous le regard rivé sur un point derrière moi, le cou dévissé, l’air déconcerté, comme pour tenter d’isoler un mot familier au milieu d’un discours tenu dans une langue étrangère.

* grondement = troupeau de vaches qui déboulent !
Delirium - Lauren Oliver

https://www.youtube.com/watch?v=SH3xK7YxuKE
(La grande marée - Bernard Lavilliers)

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