vendredi 24 octobre 2025

La maison où le malheur n'entrait pas

 Apercevez-vous la chouette ?

Nous conseillerait-elle de retrouver le goût de la lecture ?

I

LA MAISON OU LE MALHEUR N'ENTRAIT PAS 

J'ai quitté Périgueux parce que j'étais trop grande. 
« Tu devrais commencer un livre par cette phrase », m'avait lancé, moqueur, un confrère. Chiche ? Tope là !
Nous évoquions ce jour-là à la rédaction d'Europe 1 les événements marquants de nos enfances respectives. Je racontais ma communion solennelle, la sortie de la messe à la cathédrale Saint-Front où je fermais la marche, dépassant de deux têtes mes petits camarades. « Vive la mariée ! » hurlaient des garçons sur le parvis. Les gens avaient ri, pas moi. Cette épreuve devait définitivement ruiner chez moi toute envie d'un mariage avec une robe à traîne.
En vérité, le plus désagréable avait été les préparatifs de la cérémonie. Trois mois à l'avance, il avait fallu commander une aube sur mesure et des chaussures plates, taille 40, des « babies » blanches. La mode des ballerines est arrivée plus tard. Je n'ai pas oublié le regard éberlué de la vendeuse. Pas courant une commande pareille ! Durant l'adolescence, j'en ai entendu des quolibets sur ma taille, « Il fait chaud là-haut ? » étant le moins désobligeant. De quoi vous donner des complexes, c'est sûr. Encombrée de moi-même, j'étais. Il m'en reste encore aujourd'hui une sensation de gêne parfois.
N'exagérons rien non plus. Héritée de mon grand-père maternel (il mesurait près de 1 m 90), cette taille inhabituelle pour l'époque a façonné mon caractère. J'ai toujours été adulte. À 4 ans, j'avais l'air d'en avoir 6 et ainsi de suite. Je n'ai jamais cru au Père Noël, jamais joué à la poupée - les jumeaux, de 4 ans mes cadets, étaient ma distraction préférée et mon occupation favorite. Ma taille m'a beaucoup servi aussi pour créer une distance salutaire avec les importuns et surtout pour convaincre mes parents - n'était-ce pas un signe de maturité ?- , de me laisser partir pour la capitale alors que j'aurais dû, à l'instar de mes frères, une fois le bac en poche, allez faire mes études à Bordeaux. Mes chers parents, je vole !
À Paris, nous y étions allés plusieurs fois avec maman visiter des cousins ou faire du shopping. Paris pour moi rime avec «euphorie ». J'y respirais avec avidité le parfum enivrant d'une liberté sans limite et j'en revenais toujours la tête pleine de rêves et les poches emplies de ce pouvoir magique qu'on appelle la « confiance ». Je voulais être journaliste. Je serai journaliste puisque je le voulais et à Paris forcément ! D'ailleurs, pourquoi aurais-je douté d'y parvenir ?
Je viens d'une enfance où l'on ne parlait pas la langue d'aujourd'hui. Tous ces mots anxiogènes : chômage, insécurité, immigration, intégration, réchauffement climatique, Internet, réseaux sociaux, portable, sida et même cancer ne faisaient pas partie de notre vocabulaire. Misère non plus. Des SDF, il n'y en avait pas dans les rues de Périgueux. Parfois un clochard devant l'église mendiait à la sortie de la messe. La pauvreté existait bien sûr, mais on ne la voyait pas . Alors, hormis des araignées, je n'avais peur de rien, l'inquiétude métaphysique ne me torturait pas. C'était le temps de l'insouciance, mot que l'on ne prononçait pas non plus puisqu'elle était aussi naturelle que l'air que l'on respirait.
À Périgueux, jusqu'à la fin des années 1960, les portes des maisons n'étaient jamais fermées à clé durant la journée. Les voitures ne l'étaient pas non plus la nuit. Je n'ai pas le souvenir d'un cambriolage dans le quartier ni de conflits de voisinage. Les soirs d'été les enfants jouaient au jokari dans notre rue qui n'était guère passante. Tout le monde se parlait. Sans être familières, les relations y étaient paisibles et cordiales. On échangeait un panier de framboises du jardin contre un bouquet de roses multicolores. Nous étions cinq enfants, et moi la seule fille avec deux frères aînés et les jumeaux, Pierre et Dominique, des enfants désopilants. À eux seuls, un état dans l'état. « Je n'ai jamais autant ri avec tes frères », témoigne Xavier Darcos, notre ami d'enfance (j'étais liée avec ses sœurs). Mon père, ma mère et ma grand-mère formaient une trinité protectrice et aimante. Leur éducation était suffisamment stricte et souple pour inculquer les usages sans entraver la liberté, assez chaleureuse et attentive pour prévenir toute envie de rupture.
Mon père, nous l'appelions Pago (une invention des jumeaux) : de taille moyenne, le regard vert, jeune il avait un faux air de l'acteur Charles Boyer, ressemblance qu'il avait perdu en s'arrondissant avec l'âge. Gadzarts, il dirigeait les ateliers SNCF. Je l'aimais assurément mais il avait l'âme orageuse et j'exécrais ses tempêtes. On les voyait venir au rictus qui soudain lui passait sur les lèvres : Jean Gabin revisité ! Alors, la foudre tombait, Jupiter tonnait, la nichée s'aplatissait comme une théorie d'hirondelles. Mais jamais il n'a levé la main sur nous. Sa fureur s'exprimait par des vociférations qui m'arrachaient les oreilles. Le calme revenait assez vite et la vie reprenait son cours. Entre deux colères, Pago redevenait un père effusif, un homme d'une affabilité exquise avec nos amis qui l'adoraient : rieur, spirituel, poli jusqu'à l'obséquiosité avec les fournisseurs, le facteur, le pompiste, ce qui avait aussi le don de m'exaspérer.
Pago surveillait nos études et nous a beaucoup fait travailler en maths et en physique. Très exigeant avec Jean Gérard, l'aîné, dit « Nono », il ambitionnait pour lui Polytechnique et fut contrarié qu'il entrât à Centrale - reçu second tout de même ! Il fut moins directif avec ses autres enfants :   François choisit médecine ; les jumeaux, dentaire, alors que leur ambition véritable était de faire plus tard de la scène, d'être des humoristes et ils en avaient le talent. Pago n'a jamais contrarié mes projets. Il m'a guidé dans mes lectures en m'ouvrant sa bibliothèque qui recevait tous les grands classiques : Balzac, Flaubert, Victor Hugo -« lis donc Choses vues, c'est une belle leçon de journalisme »-, Stendhal, Jules Verne, Alexandre Dumas, Chateaubriand. Il m'a fait découvrir Les Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar, « un pur chef-d'œuvre », selon lui. Et pour moi un indispensable vade-mecum pour les politiques. Plus tard, Soljenitsyne. Il m'avait téléphoné : « il faut que tu lises L'Archipel du goulag, la meilleure démonstration de la réalité du régime soviétique. » Deux ouvrages m'étaient interdits : La Religieuse de Diderot - craignait-il que mon éducation chez les sœurs ne me détourne de la religion ? - et - L'Amant de Lady Chatterley, de D.H. Lawrence, que j'avais réussi à dénicher et dévorer - mon premier grand émoi sensuel. Je l'avais fait lire à mes amies qui, elles aussi, en avait été pour le moins troublées. 
Dans ces années-là, la vie culturelle était assez restreinte à Périgueux. Il y avait un musée, plusieurs fois visité et dont je garde en souvenir quelques vestiges gallo-romains sinistres à mes yeux. Nous avions un théâtre, une troupe locale s'y produisait, non sans talent. Nous y allions avec maman.
*****
Mon père se délectait en feuilletant ses beaux livres de peinture : des reproductions de tous les grands musées du monde. Afin de les préserver de nos mains barbares, il achetait pour nous instruire des petits fascicules édités par Hachette sur la vie et l'œuvre des peintres qui l'enchantaient. Nicolas Poussin, selon lui "le plus grand coloriste",  tous les impressionnistes. Il aimait beaucoup Manet, « à ne pas confondre avec Monet », Caillebotte, dont le nom m'amusait, Van Gogh, Picasso qu'il préférait à ses débuts, sa période bleue, Brueghel et ses patineurs sur les canaux gelés en Hollande. 

Extraits de SOUVENIRS SOUVENIRS... Catherine Nay


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