La Fée

 Tu marches en forêt de Brocéliande, mélusine, une forêt qui n'a de Brocéliande que le nom ; tu effleures le sol de ta double peau. De ta peau qui serpente et de ta peau fragile, tu appréhendes le sol, encore. L'effleurement est possible, donc. Encore possible. L'effleurement fort. 

Tu n'as croisé que trois couleuvres en chemin vers une fontaine où il te semblait nécessaire d'aller pour y frôler les lieux du passé. Les incanter ? Tu aperçois trois couleuvres à même les fourrés : une couleuvre à collier, une couleuvre d'esculape et une coronelle lisse, tu les croises dans la forêt profonde et tu aimerais rire lorsque tu rencontres des animaux qui n'ont plus de sauvage que le nom. Des couleuvres élevées sous serre et relâchées les weekends sur les chemins très fréquentés. Tu lis plusieurs panneaux informatifs qui parlent de vipères pour faire monter les enchères de la peur touristique. On écrit néanmoins qu'il n'y en a plus en Brocéliande, pourtant, tu sais qu'une dernière vipère péliade s'est coincée la semaine dernière dans les roues du vélo électrique d'un Touriste Traversant (TT) sur le Trajet des Mythes de Brocéliande (TMB). Quant à la dernière couleuvre vipérine, elle est morte d'avoir trop goûté aux sacs des badauds, morte d'une agonie plastique, presque belle. 

Tu avances et cesses de lire les panneaux géants qui t'indiquent les espèces disparues qu'on te cartographie, puis tu te bouches les oreilles pour ne pas entendre la Voix Off Généralisée (VOG) qui balaie la forêt et recouvre les sons naturels restants. Tu n'étais pas ressortie à même la nature depuis qu'on t'avait cloué la queue dans la poésie idéale. Tu te demandes encore pourquoi tout le monde parle de progrès. 

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Et la mousse à ton passage respire. Aucun oiseau dans le ciel couvert de Brocéliande, mais le moineau restant occupe le terrain et le temps. Le moineau commun est. Encore. 

Tu marches dans la forêt aux trois couleuvres sans prévoir les quelques mots qu'elle te donnera nécessairement. Quelques mots qui viendront à toi dans un ordre imprévisible, c'est déjà un beau présent. La forêt est la plus belle offrande. Tu évites de retourner à la source ancienne, à la Fontaine De la Soif  (FDS), car le Comité de l'Image d'Épinal (CIE) l'a déjà préemptée avec une aide du fonds de la Société Surréaliste Française (SSF). Tu n'y peux rien, les touristes y seront avant toi. Les touristes sont toujours en avance. Alors tu t'en vas vers l'étang vulgaire, le seul endroit hors d'atteinte. 

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On t'indique à grand renfort de lettres lumineuses que tu pénètres dans la Zone Naturelle d'Intérêt Ecologique et Floristique (ZNIEF). Tu te concentres pour effacer en pensée les noms propres des espèces disparues qui ornent les pancartes orange disposées un peu partout et veulent nous faire croire à la présence des absents. Tu tentes également de faire taire la VOG. De l'enterrer. Pour la renouveler. Ce qui se tait dénoue. Une autre voix existe forcément. 

Pas besoin d'un écriteau pour deviner que le dernier criquet répertorié a fini sous les roues d'un 4x4. Tu ne veux plus lister ce qui disparaît mais accepter la disparition. 

Comment te défaire des bruits sponsorisés et entendre le simple son du monde contre ta peau ? Comment ne pas taire la plainte que n'osent plus chanter les Poètes Lyriques Archaïques (PLA) qui gisent dans la fosse commune et font fibres communes avec les Naïfs du Monde (NM).? Peut-être avait-on omis de leur dire que le je est fendu comme le présent, qu'il est un don fragile et collectif mais un don saccagé et multi abusé ? Comment percevoir la douleur de tous dans le chant de chacun sans oublier celui de la pierre et de la loutre, se demande mélusine, maintes fois maudite. 

Tu perçois au loin le cri sourd d'un Paysan Migrant (PM) qui pleure devant son potager dévasté par mille escargots géants. Tu l'entends à plusieurs lieues de là qui tape du pied si fort que tu en ressens la vibration. Tu entends le cri de celui qui a perdu sa récolte dans les antennes de gastéropodes transgéniques, devenus résistants aux poisons subventionnés. Il n'a plus rien, plus rien pour vivre, plus d'or, il est nu d'espoir au bord du bord du monde possible. Tu le vois en toi, face en terre dans ses salades trouées, lui qui a refusé d'employer les poisons subventionnés, lui qui tentait de ne pas tuer la terre, il pleure maintenant au-dedans, et son sanglot est recouvert par le son des vélos électriques des TT. 

Extrait de "mélusine reloaded" Laure Gauthier