jeudi 15 février 2024

Arbres : les forts versus les faibles 🌲

 "Mais s'il y a un fort et un faible, ce qui est possible est imposé par le premier et accepté par le second."


"Nous avons à l'égard des dieux la croyance, à l'égard des hommes la certitude, que toujours, par une nécessité de nature, chacun commande partout où il en a le pouvoir. Nous n'avons pas établi cette loi, nous ne sommes pas les premiers à l'appliquer ; nous l'avons trouvée établie, nous la conservons comme devant durer toujours ; et c'est pourquoi nous l'appliquons. Nous savons bien que vous aussi, comme tous les autres, une fois parvenus au même degré de puissance, vous agiriez de même."

Cette lucidité d'intelligence dans la conception de l'injustice est la lumière immédiatement inférieure à celle de la charité. C'est la clarté qui subsiste quelques temps, là où la charité a existé, mais s'est éteinte. Au-dessous sont des ténèbres où le fort croit sincèrement que sa cause est plus juste que celle du faible. C'était le cas des Romains et des Hébreux.

Possibilité, nécessité sont dans ces lignes les termes opposés à justice. Est possible tout ce qu'un fort peut imposer à un faible. 

Quand ces deux êtres humains ont à faire ensemble,  et qu'aucun n'a le pouvoir de rien imposer à l'autre, il faut qu'ils s'entendent. On examine alors la justice, car la justice seule a le pouvoir de faire coïncider deux volontés. Elle est l'image de cet Amour qui en Dieu unit le Père et le Fils, qui est la pensée commune des pensants séparés. Mais quand il y a un fort et un faible il n'y a nul besoin d'unir deux volontés. Il n'y a qu'une volonté, celle du fort. Le faible obéit. Tout se passe comme quand un homme manie de la matière. Il n'y a pas deux volontés à faire coïncider. L'homme veut, et la matière subit. Le faible est comme une chose. 

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"Il y a pour l'inférieur, à partir d'un certain degré d'inégalité dans les rapports de force inégaux entre les hommes, passage à l'état de matière et perte de la personnalité. Les anciens disaient : un homme perd la moitié de son âme le jour où il devient esclave."

La balance en équilibre, image du rapport égal des forces, a été de toute antiquité, et surtout en Égypte, le symbole de la justice. Elle a peut-être été un objet religieux avant d'être employée dans le commerce. Son usage dans le commerce est l'image de ce consentement mutuel, essence même de la justice, qui doit être la règle des échanges. La définition de la justice comme consistant dans le consentement mutuel, qui se trouvait dans la législation de Sparte, était sans doute d'origine égéo-crétoise 

La vertu surnaturelle de justice consiste, si on est le supérieur dans le rapport inégal des forces, à se conduire exactement comme s'il y avait égalité. Exactement à tous égards, y compris les moindres détails d'accent et d'attitude, car un détail peut suffire à rejeter l'inférieur à l'état de matière qui dans cette occasion est naturellement le sien, comme le moindre choc congèle de l'eau resteée liquide au- dessous de 0 degré.

Cette vertu pour l'inférieur ainsi traité consiste à ne pas croire qu'il y ait vraiment égalité de forces, à reconnaître que la générosité de l'autre est la seule cause de ce traitement. C'est ce qu'on nomme reconnaissance. Pour l'inférieur traité d'une autre manière, la vertu surnaturelle de justice consiste à comprendre que le traitement qu'il subit, d'une part est différent de la justice, mais d'autre part est conforme à la nécessité et au mécanisme de la nature humaine. Il doit demeurer sans soumission et sans révolte.




Celui qui traite en égaux ce que le rapport des forces met loin au-dessous de lui leur fait véritablement don de la qualité d'être humain dont le sort les privait. Autant qu'il est possible à une créature, il reproduit à leur égard la générosité originelle du Créateur.

Cette vertu est la vertu chrétienne par excellence. C'est celle aussi qu'exprime dans le Livre des morts égyptiens des paroles aussi sublimes que celles mêmes de l'Évangile : "Je n'ai fait pleurer personne. Je n'ai jamais rendu ma voix hautaine. Je n'ai jamais causé de peur à personne. Je ne me suis jamais rendu sourd à des paroles justes et vraies."

La reconnaissance chez le malheureux, quand elle est pure, n'est qu'une participation à cette même vertu, car seul peut la reconnaître celui qui en est capable. Les autres en éprouvent les effets sans la reconnaître.

Ceux des Athéniens qui massacrèrent les Méliens n'avait plus aucune idée d'un tel Dieu.

Ce qui prouve leur erreur, c'est d'abord que, contrairement à leur affirmation, il arrive, quoique ce soit extrêmement rare, que par pure générosité un homme s'abstienne de commander là où il en a le pouvoir. Ce qui est possible à l'homme est possible à Dieu.

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Le spectacle de ce monde est encore une preuve plus sûre. Le bien pur ne s'y trouve nulle part.

Ou bien Dieu n'est pas tout puissant, ou bien il n'est pas absolument bon, ou bien il ne commande pas partout où Il en a le pouvoir.

Ainsi l'existence du mal ici bas, loin d'être une preuve contre la réalité de Dieu, est ce qui nous la révèle dans sa vérité.

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Celui qui, étant réduit par le malheur à l'état de chose inerte et passive, revient au moins pour un temps à l'état humain par la générosité d'autrui, celui-là, s'il sait accueillir et sentir l'essence véritable de cette générosité, reçoit à cet instant une âme issue exclusivement de la charité. Il est engendré d'en haut à partir de l'eau et de l'Esprit.

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Traiter le prochain malheureux avec amour, c'est quelque chose comme le baptiser. 

Celui de qui provient l'acte de générosité ne peut agir comme il fait que s'il s'est transporté dans l'autre par la pensée. Lui aussi, à ce moment, est composé seulement d'eau et d'esprit.

La générosité et la compassion sont inséparables et ont l'une et l'autre leur modèle en Dieu, à savoir la création et la Passion.

Le Christ nous a enseigné que l'amour surnaturel du prochain, c'est l'échange de compassion et de gratitude qui se produit comme un éclair entre deux êtres dont l'un est pourvu et l'autre privé de la personne humaine. L'un des deux est seulement un peu de chair nue, inerte et sanglante au bord d'un fossé, sans nom, dont personne ne sait rien. Ceux qui passent à côté de cette chose l'aperçoivent à peine, et quelques minutes plus tard ne savent même pas qu'ils l'ont aperçue. Un seul s'arrête et y fait attention. Les actes qui suivent ne sont que l'effet automatique de ce moment d'attention. Cette attention est créatrice. Mais au moment où elle s'opère elle est renoncement. Du moins si elle est pure. L'homme accepte une diminution en se concentrant pour une dépense d'énergie qui n'étendra pas son pouvoir, qui fera seulement exister un être autre que lui, indépendant de lui. Bien plus, vouloir l'existence de l'autre, c'est se transporter en lui, par sympathie, et par suite avoir part à l'état de matière inerte où il se trouve.


L'attention créatrice consiste à faire réellement attention à ce qui n'existe pas. L'humanité n'existe pas dans la chair anonyme inerte au bord de la route. Le Samaritain qui s'arrête et regarde fait pourtant attention à cette humanité absente, et les actes qui suivent témoignent qu'il s'agit d'une attention réelle.

La foi, dit Saint-Paul, est la vue des choses invisibles. Dans ce moment d'attention, la foi est présente aussi bien que l'amour.

Extraits de "Force, consentement et et justice" Simone Weil (payot-rivage.fr)

4 commentaires:

  1. Bonjour Biche, voila un beau texte qui donne à réflexion. Il y aura toujours des rapports de force c'est la loi de la nature. Que ce soit à la justice de trancher oui certes mais encore faut il qu'elle soit intègre et juste et ça ce n'est pas gagné...
    Le temps n'est pas encore venu que le fort aide le faible on en est encore très loin. Le jour où cela arrivera ces sera la fin des temps. Je ne suis pas optimiste sur ce sujet, il y a encore trop de différences pour que cela arrive. Trop d'égocentrisme surtout, alors que ce soit Dieu ou Energie n'importe comment on l'appelle il y a encore du travail pour évoluer dans le bon sens. Beaucoup œuvrent en silence mais ils sont encore peu nombreux hélas. Laissons passer de l'eau sous les ponts et l'avenir nous dira la

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    1. Wahou finalement il est passé je vais donc faire la suite:
      -Laissons passer de l'eau sous les ponts et l'avenir nous dira la suite espérons que l'on reprennent nos esprits mais il faut faire vite. Bonne journée.

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    2. Que l'on reprenne nos esprits ! Tu as raison Marie, bonne journée 🙂
      Ton commentaire vient juste d'arriver...

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  2. Gardons surtout notre souveraineté et liberté personnelle.
    Une photo de la jeune Simone Weil qui savait penser par elle-même:
    https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/2/23/Simone_Weil_04_%28cropped%29.png/260px-Simone_Weil_04_%28cropped%29.png

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