Mais ma stratégie consistait à minimiser le risque de commettre une erreur de Type Un - perdre du temps à cause d'un choix inapproprié. Cela augmentait forcément le risque de commettre une erreur de Type Deux - éliminer une personne appropriée. Ce risque était néanmoins acceptable dans la mesure où mon enquête portait sur un échantillon démographique très large.
Au tour de Gene :
- Non fumeuse, d'accord ! Et pour la consommation d'alcool, quelle est la bonne réponse ?
- Pas du tout.
- Attends, tu bois bien, toi. (Il a désigné mon verre de porto, qu'il venait de remplir une nouvelle fois.) Et pas mal, même.
J'ai expliqué que j'attendais de ce projet certains progrès personnels.
Nous avons continué sur ce mode, ce qui m'a permis d'obtenir d'excellents retours d'information. J'avais l'impression que mon questionnaire était désormais moins discriminatoire, même si j'étais convaincu qu'il réussirait tout de même à éliminer la plupart sinon l'intégralité des femmes qui m'avaient posé des problèmes dans le passé. La Femme à la Glace à l'Abricot aurait été recalée à cinq questions au moins.
J'envisageais de passer des annonces sur des sites traditionnels de rencontres, tout en ajoutant aux informations généralement insuffisamment sélectives sur ma taille, ma profession et mon goût éventuel pour les longues promenades sur la plage un lien avec le questionnaire.
Gene et Claudia étaient d'avis que des rencontres de visu constitueraient d'excellents exercices de compétences sociales. L'idée d'une validation sur le terrain m'a paru intéressante et, tout en attendant des réponses en ligne, j'ai imprimé un certain nombre de questionnaires et j'ai renoué avec la méthode des rendez-vous que je pensais avoir abandonnée pour toujours.
J'ai commencé par m'inscrire à "Une table pour huit", un service que proposait une agence de rencontres. A la suite d'un processus de sélection préliminaire douteux car fondé sur des données manifestement insuffisantes, l'agence a transmis à quatre femmes et quatre hommes dont moi, les coordonnées d'un restaurant de la ville où une table avait été réservée. J'ai mis quatre questionnaires dans mon sac et suis arrivé à 20 heures précises. Une seule femme était là ! Les trois autres étaient en retard. Une confirmation stupéfiante des avantages du travail sur le terrain. Ces femmes auraient pu parfaitement répondre b, un peu en avance ou c, à l'heure, alors que leur comportement concret démontrait le contraire. J'ai décidé d'accepter temporairement d, un peu en retard, dans la mesure où un cas unique pouvait ne pas être représentatif de leur performance globale. J'entendais Claudia dire : "Don, il peut arriver à tout le monde d'être en retard."
Il y avait aussi deux hommes assis à la table. Nous nous sommes serrés la main. L'idée m'a traversé l'esprit que c'était l'équivalent du salut précédant un combat d'art martial.
J'ai évalué les autres concurrents. L'homme qui s'était présenté sous le nom de Craig avait à peu près mon âge, mais était en surpoids et portait une chemise blanche de type cadre supérieur trop étroite pour lui. Il avait une moustache et des dents mal soignées. Le second, Danny, devait avoir quelques années de moins que moi et paraissait en bonne santé. Il portait un T-Shirt blanc, avait des tatouages sur les bras et avait appliqué sur ses cheveux noirs une forme d'additif cosmétique.
La femme à l'heure s'appelait Olivia et elle a initialement (et logiquement) partagé son attention entre les trois hommes présents. Elle nous a dit qu'elle était anthropologue. Danny a confondu avec archéologue, et Craig a enchaîné avec une blague raciste sur les Pygmées. Il était évident, même pour moi, que leurs réactions n'avaient pas fait bonne impression à Olivia. Pour une fois, je n'ai pas eu le sentiment d'être la personne la moins compétente socialement du groupe. Olivia s'est tournée vers moi pour m'interroger sur mon métier. Je venais de lui répondre quand nous avons été interrompus par l'arrivée du quatrième homme, qui s'est présenté sous le nom de Gerry, avocat, et de deux femmes, Sharon et Maria, respectivement comptable et infirmière. La nuit était chaude et Maria avait choisi une robe qui présentait le double avantage d'être légère et de transmettre un message sexuel parfaitement explicite. Sharon portait l'uniforme conventionnel de la femme d'affaires composé d'un pantalon et d'une veste. J'ai deviné qu'elles devaient avoir toutes les deux approximativement mon âge.
Olivia a recommencé à discuter avec moi tandis que les autres échangeaient des fadaises - une perte de temps extraordinaire alors qu'une décision capitale pour leur vie était en jeu. Sur les conseils de Claudia, j'avais appris le questionnaire par cœur. Elle estimait que poser des questions en lisant un formulaire risquait de créer une mauvaise "dynamique" et jugeait préférable que j'essaie de les introduire subtilement dans la conversation. La subtilité, lui avais-je rappelé, n'était pas mon fort. Elle m'avait recommandé de ne pas poser de questions sur les maladies sexuellement transmissibles et de procéder moi-même aux estimations de poids, de taille et d'indice de masse corporelle. J'ai estimé l'IMC d'Olivia à dix-neuf : mince, sans signes d'anorexie. J'ai estimé celui de Sharon à vint-trois, et celui de Maria l'Infirmière à vint-huit. Le maximum recommandé par les spécialistes de la santé est de vint-cinq.
Plutôt que d'interroger Olivia sur son QI, j'ai préféré procéder moi-même à son évaluation à partir de ses réponses à des questions sur l'impact historique des variations de la prédisposition à la syphilis parmi les populations natives d'Amérique du Sud. Nous avons eu une conversation passionnante, et je me suis demandé si le sujet ne me permettrait pas de glisser discrètement la question sur les maladies sexuellement transmissibles. Son QI était indéniablement supérieur au minimum requis. Gerry l'Avocat s'est livré à quelques commentaires censés, m'a-t-il semblé, être des plaisanteries, avant de renoncer à nous interrompre.
A ce moment-là, la femme manquante est arrivée, avec vingt-huit minutes de retard. J'ai profité de ce qu'Olivia était distraite pour enregistrer les données que j'avais recueillies sur trois des quatre questionnaires posés sur mes genoux. Je n'ai pas gaspillé de papier pour la dernière venue, car elle a annoncé qu'elle était "toujours en retard". Cela n'a pas paru gêner Gene l'Avocat, qui facturait pourtant sans doute ses consultations par plages de six minutes et aurait donc dû accorder une grande valeur au temps. De toute évidence, le sexe en avait encore davantage à ses yeux, car sa conversation commençait à ressembler à celle de Gene.
Juste après l'arrivée de la Femme en Retard, le serveur nous a apporté les menus. Olivia a parcouru le sien du regard avant de demander :
- Le potage à la citrouille est préparé avec du bouillon végétal ?
Je n'ai pas entendu la réponse. La question me livrait l'information critique : végétarienne.
Peut-être a-t-elle remarqué mon expression dépité.
- Je suis hindoue.
J'avais déjà déduit de son sari et des ses attributs physiques qu'Olivia était probablement indienne. Je ne savais pas très bien si le terme "hindoue" était employé comme l'affirmation d'une authentique foi religieuse ou comme l'indicateur d'un héritage culturel. Mon incapacité à établir cette distinction m'avait déjà valu des reproches par le passé.
- Vous mangez de la glace ? ai-je demandé.
La question me semblait pertinente après la déclaration de végétarisme. Très habile.
- Bien sûr. Je ne suis pas végétalienne. A condition qu'elle ne contienne pas d’œuf.
Ca ne s'arrangeait pas.
- Vous avez un parfum préféré ?
- Pistache. Oui, pistache, incontestablement.
Elle a souri.
Maria et Danny éraient sortis fumer une cigarette. Trois femmes ayant été éliminées, dont la Femme en Retard, ma tâche était presque terminée.
Mes cervelles d'agneau sont arrivées et j'en ai coupé une en deux, révélant la structure interne. Puis j'ai tapoté sur la main de Sharon, qui discutait avec Craig le Raciste, et je lui ai tendu mon assiette.
- Vous aimez la cervelle ?
Et de quatre, mission accomplie. J'ai poursuivi ma conversation avec Olivia, dont la compagnie était très plaisante, et j'ai même commandé un verre supplémentaire après le départ des trois couples qui s'étaient formés. Nous avons continué à bavarder jusqu'à ce qu'il n'y ait plus personne d'autre que nous dans le restaurant. Quand j'ai rangé les questionnaires dans mon sac à dos, Olivia m'a donné ses coordonnées, que j'ai notées pour ne pas être impoli. Puis nous sommes partis chacun de notre côté.
En pédalant pour rentrer chez moi, j'ai réfléchi à ce dîner. La méthode de sélection de l'agence était d'une inefficacité grossière, mais le questionnaire avait donné la preuve de son immense valeur. Sans lui, j'aurai certainement fait l'essai d'un deuxième rendez-vous avec Olivia, une personne intéressante et charmante. Nous aurions peut-être même prolongé par une troisième, une quatrième et une cinquième rencontre et un beau jour, des œufs entrant dans la composition de tous les desserts du restaurant où nous aurions dîné, nous aurions traversé la rue et serions allés chez le glacier pour découvrir qu'il n'avait pas de glace à la pistache sans œufs. Mieux valait se renseigner soigneusement avant d'investir dans une relation.
Le théorème du homard ou comment trouver la femme idéale - Graeme Simsion
Tinto de Verano y tapa
Au tour de Gene :
- Non fumeuse, d'accord ! Et pour la consommation d'alcool, quelle est la bonne réponse ?
- Pas du tout.
- Attends, tu bois bien, toi. (Il a désigné mon verre de porto, qu'il venait de remplir une nouvelle fois.) Et pas mal, même.
J'ai expliqué que j'attendais de ce projet certains progrès personnels.
Nous avons continué sur ce mode, ce qui m'a permis d'obtenir d'excellents retours d'information. J'avais l'impression que mon questionnaire était désormais moins discriminatoire, même si j'étais convaincu qu'il réussirait tout de même à éliminer la plupart sinon l'intégralité des femmes qui m'avaient posé des problèmes dans le passé. La Femme à la Glace à l'Abricot aurait été recalée à cinq questions au moins.
J'envisageais de passer des annonces sur des sites traditionnels de rencontres, tout en ajoutant aux informations généralement insuffisamment sélectives sur ma taille, ma profession et mon goût éventuel pour les longues promenades sur la plage un lien avec le questionnaire.
Gene et Claudia étaient d'avis que des rencontres de visu constitueraient d'excellents exercices de compétences sociales. L'idée d'une validation sur le terrain m'a paru intéressante et, tout en attendant des réponses en ligne, j'ai imprimé un certain nombre de questionnaires et j'ai renoué avec la méthode des rendez-vous que je pensais avoir abandonnée pour toujours.
J'ai commencé par m'inscrire à "Une table pour huit", un service que proposait une agence de rencontres. A la suite d'un processus de sélection préliminaire douteux car fondé sur des données manifestement insuffisantes, l'agence a transmis à quatre femmes et quatre hommes dont moi, les coordonnées d'un restaurant de la ville où une table avait été réservée. J'ai mis quatre questionnaires dans mon sac et suis arrivé à 20 heures précises. Une seule femme était là ! Les trois autres étaient en retard. Une confirmation stupéfiante des avantages du travail sur le terrain. Ces femmes auraient pu parfaitement répondre b, un peu en avance ou c, à l'heure, alors que leur comportement concret démontrait le contraire. J'ai décidé d'accepter temporairement d, un peu en retard, dans la mesure où un cas unique pouvait ne pas être représentatif de leur performance globale. J'entendais Claudia dire : "Don, il peut arriver à tout le monde d'être en retard."
Il y avait aussi deux hommes assis à la table. Nous nous sommes serrés la main. L'idée m'a traversé l'esprit que c'était l'équivalent du salut précédant un combat d'art martial.
J'ai évalué les autres concurrents. L'homme qui s'était présenté sous le nom de Craig avait à peu près mon âge, mais était en surpoids et portait une chemise blanche de type cadre supérieur trop étroite pour lui. Il avait une moustache et des dents mal soignées. Le second, Danny, devait avoir quelques années de moins que moi et paraissait en bonne santé. Il portait un T-Shirt blanc, avait des tatouages sur les bras et avait appliqué sur ses cheveux noirs une forme d'additif cosmétique.
La femme à l'heure s'appelait Olivia et elle a initialement (et logiquement) partagé son attention entre les trois hommes présents. Elle nous a dit qu'elle était anthropologue. Danny a confondu avec archéologue, et Craig a enchaîné avec une blague raciste sur les Pygmées. Il était évident, même pour moi, que leurs réactions n'avaient pas fait bonne impression à Olivia. Pour une fois, je n'ai pas eu le sentiment d'être la personne la moins compétente socialement du groupe. Olivia s'est tournée vers moi pour m'interroger sur mon métier. Je venais de lui répondre quand nous avons été interrompus par l'arrivée du quatrième homme, qui s'est présenté sous le nom de Gerry, avocat, et de deux femmes, Sharon et Maria, respectivement comptable et infirmière. La nuit était chaude et Maria avait choisi une robe qui présentait le double avantage d'être légère et de transmettre un message sexuel parfaitement explicite. Sharon portait l'uniforme conventionnel de la femme d'affaires composé d'un pantalon et d'une veste. J'ai deviné qu'elles devaient avoir toutes les deux approximativement mon âge.
Olivia a recommencé à discuter avec moi tandis que les autres échangeaient des fadaises - une perte de temps extraordinaire alors qu'une décision capitale pour leur vie était en jeu. Sur les conseils de Claudia, j'avais appris le questionnaire par cœur. Elle estimait que poser des questions en lisant un formulaire risquait de créer une mauvaise "dynamique" et jugeait préférable que j'essaie de les introduire subtilement dans la conversation. La subtilité, lui avais-je rappelé, n'était pas mon fort. Elle m'avait recommandé de ne pas poser de questions sur les maladies sexuellement transmissibles et de procéder moi-même aux estimations de poids, de taille et d'indice de masse corporelle. J'ai estimé l'IMC d'Olivia à dix-neuf : mince, sans signes d'anorexie. J'ai estimé celui de Sharon à vint-trois, et celui de Maria l'Infirmière à vint-huit. Le maximum recommandé par les spécialistes de la santé est de vint-cinq.
Plutôt que d'interroger Olivia sur son QI, j'ai préféré procéder moi-même à son évaluation à partir de ses réponses à des questions sur l'impact historique des variations de la prédisposition à la syphilis parmi les populations natives d'Amérique du Sud. Nous avons eu une conversation passionnante, et je me suis demandé si le sujet ne me permettrait pas de glisser discrètement la question sur les maladies sexuellement transmissibles. Son QI était indéniablement supérieur au minimum requis. Gerry l'Avocat s'est livré à quelques commentaires censés, m'a-t-il semblé, être des plaisanteries, avant de renoncer à nous interrompre.
A ce moment-là, la femme manquante est arrivée, avec vingt-huit minutes de retard. J'ai profité de ce qu'Olivia était distraite pour enregistrer les données que j'avais recueillies sur trois des quatre questionnaires posés sur mes genoux. Je n'ai pas gaspillé de papier pour la dernière venue, car elle a annoncé qu'elle était "toujours en retard". Cela n'a pas paru gêner Gene l'Avocat, qui facturait pourtant sans doute ses consultations par plages de six minutes et aurait donc dû accorder une grande valeur au temps. De toute évidence, le sexe en avait encore davantage à ses yeux, car sa conversation commençait à ressembler à celle de Gene.
Juste après l'arrivée de la Femme en Retard, le serveur nous a apporté les menus. Olivia a parcouru le sien du regard avant de demander :
- Le potage à la citrouille est préparé avec du bouillon végétal ?
Je n'ai pas entendu la réponse. La question me livrait l'information critique : végétarienne.
Peut-être a-t-elle remarqué mon expression dépité.
- Je suis hindoue.
J'avais déjà déduit de son sari et des ses attributs physiques qu'Olivia était probablement indienne. Je ne savais pas très bien si le terme "hindoue" était employé comme l'affirmation d'une authentique foi religieuse ou comme l'indicateur d'un héritage culturel. Mon incapacité à établir cette distinction m'avait déjà valu des reproches par le passé.
- Vous mangez de la glace ? ai-je demandé.
La question me semblait pertinente après la déclaration de végétarisme. Très habile.
- Bien sûr. Je ne suis pas végétalienne. A condition qu'elle ne contienne pas d’œuf.
Ca ne s'arrangeait pas.
- Vous avez un parfum préféré ?
- Pistache. Oui, pistache, incontestablement.
Elle a souri.
Maria et Danny éraient sortis fumer une cigarette. Trois femmes ayant été éliminées, dont la Femme en Retard, ma tâche était presque terminée.
Mes cervelles d'agneau sont arrivées et j'en ai coupé une en deux, révélant la structure interne. Puis j'ai tapoté sur la main de Sharon, qui discutait avec Craig le Raciste, et je lui ai tendu mon assiette.
- Vous aimez la cervelle ?
Et de quatre, mission accomplie. J'ai poursuivi ma conversation avec Olivia, dont la compagnie était très plaisante, et j'ai même commandé un verre supplémentaire après le départ des trois couples qui s'étaient formés. Nous avons continué à bavarder jusqu'à ce qu'il n'y ait plus personne d'autre que nous dans le restaurant. Quand j'ai rangé les questionnaires dans mon sac à dos, Olivia m'a donné ses coordonnées, que j'ai notées pour ne pas être impoli. Puis nous sommes partis chacun de notre côté.
En pédalant pour rentrer chez moi, j'ai réfléchi à ce dîner. La méthode de sélection de l'agence était d'une inefficacité grossière, mais le questionnaire avait donné la preuve de son immense valeur. Sans lui, j'aurai certainement fait l'essai d'un deuxième rendez-vous avec Olivia, une personne intéressante et charmante. Nous aurions peut-être même prolongé par une troisième, une quatrième et une cinquième rencontre et un beau jour, des œufs entrant dans la composition de tous les desserts du restaurant où nous aurions dîné, nous aurions traversé la rue et serions allés chez le glacier pour découvrir qu'il n'avait pas de glace à la pistache sans œufs. Mieux valait se renseigner soigneusement avant d'investir dans une relation.
Le théorème du homard ou comment trouver la femme idéale - Graeme Simsion
Tinto de Verano y tapa
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