mardi 12 février 2019

Se confier à son fils

Photo
Alvaro Nunez Cabeza de Vaca se confie par écrit à son fils :

A vous donc mon enfant qui m'êtes plus précieux qu'un roi, le véritable récit de mes tribulations dans ce pays sans chemins où votre mère a vu le jour. A quel autre vivant pourrais-je confier ces malheurs ou ces bontés qui ont si rudement nourri mon âme ? A Dieu ? Sa figure m'est trop lointaine. Vous, je vous entends, je vous respire, et vous me regardez quand je vous prends aux épaules. Je suis fier de vos yeux, ils savent rire droit malgré votre jeune âge. Il me plaît à penser que vous ferez bon usage de mon histoire. Vous y apprendrez qui je fus, ce qui est peu, et vous y trouverez ce que j'ai récolté dans le champs de la vie. Est-ce beaucoup ? Question pour le moins superflue. Je n'ai rien d'autre à vous offrir. En vérité, si je vous écris ainsi, c'est dans le pur et simple espoir que mon héritage vous sera nourricier et qu'il vous donnera le désir et la force de découvrir des horizons que votre père n'a su voir.
Ma fenêtre, ce matin, est grande ouverte sur la mer. Dans notre figuier familier dont je n'aperçois qu'une fine branche, des oiseaux vont et viennent. Leurs pépiements se mêlent au crissement de ma plume, à votre voix studieuse dans la pénombre de la chambre voisine, à vos soupirs comiquement exténués. Tandis que je vous écris vous apprenez à lire, et vous n'aimez pas cela. Votre mère est auprès de vous, je l'entends qui vous encourage et vous remet obstinément à votre labeur. Je n'ose parler d'elle à l'enfant que vous êtes. Mais au jeune homme que j'imagine penché sur ces lignes malhabiles, il me suffit de dire ceci : Dieu veuille vous conduire un jour à l'épouse qui s'agenouillera devant vous à l'instant même où, par amour, vous tomberez à genoux devant elle.
Oui, certes, j'éprouve quelque gêne. L'aveu des sentiments me fut toujours incommode. Il est vrai que je fus longtemps un homme au coeur inhabité, sauf par quelques frères d'armes, des rêves turbulents et des espérances naïves, quoique hautes. A vingt ans, je ne connaissais que le métier militaire. Il me conduisit à Ravenne où, pour le plaisir et avec la gloire de mon roi, j'ai troué des corps sans visage avec une fureur d'affamé que mes compagnons admiraient. Je croyais en ces temps que tout, même le Ciel, devait être conquis par force et par courage. Les femmes ne m'étaient que des haltes d'auberges. Leur conversation m'ennuyait. Je ne savais comment répondre à leurs malicieuses questions, à leurs sous-entendus, leurs rire. Mon oncle m'avait appris à me battre, mon père à rêver de lui, ma mère à redouter l'enfer et ma nourrice à être aimé par droit d'enfance et de noblesse. Je ne connaissais du monde, outre le méchant plaisir des batailles, que les couleurs des saisons, les cloches des églises, mes chiens et quelques amicales maisons. En compagnie je parlais haut, je m'efforçais d'être joyeux, je raillais volontiers le monde et, quand je me retrouvais seul, je me sentais rogneux, à l'étroit dans mon être. Il m'arrivait d'écrire à Dieu, après quelque ivresse brutale, des lettres aussitôt déchirées de peur qu'elles ne soient découvertes. Je me plaignais de Son indifférence à mon égard, j'exigeais qu'Il me parle, qu'Il s'occupe de moi. J'étais un Nunez, un Cabeza de Vaca, mais l'ambition qui m'occupait était infiniment plus haute que celle de mes orgueuilleux ancêtres. Eux n'avaient jamais désiré que l'estime de leur roi. Moi, c'était celle de l'Eternel que je voulais.
Cabeza de Vaca, je n'aimais pas cet inélégant sobriquet.
..................
..................
Aujourd'hui, me retournant sur ma route, je m'émerveille d'être parvenu jusqu'à vous par des chemins tant imprévisibles que l'envie me prend d'en rire comme un enfant. Je me demande quel dieu saugrenu trame nos vies comme elles sont faîtes. Le hasard ? Non, il ne me paraît pas assez ingénieux. Quelqu'un assurément nous conduit, aveugles que nous sommes, où lui seul sait que nous devons aller. Nous ne sommes ni assez clairvoyants ni assez follement rêveurs pour percevoir le sens de nos destinées. Nous avons beau imaginer, sur nos routes futures, tous les voyages possibles, nous oublions toujours le seul qui nous viendra dans la lumière joyeuse des jours.
Allons, il est grand temps de vous conter mes aventures. Comme le disait ma nourrice quand elle entrait dans ses histoires, ouvrez grands vos yeux qui écoutent et vos oreilles qui regardent. Ici commence la périlleuse errance d'Alvaro Nunez de Vaca votre père qui s'en fut conquérant et revint désarmé.

************************************************
"L'homme qui voulait voir Mahona" - Henri Gougaud
PS : Alvar Nunez Cabeza de Vaca a réellement existé et voici son portrait :

https://www.portalsolidario.net/ocio/images/biografias/images/1101737502.jpg

http://s1.thingpic.com/images/G4/yF4ghuk37YiMJs9okD4UbYuU.jpeg


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Fraise en devenir et ciboulette