dimanche 10 février 2019

Je retourne en cours après la mort de ma mère




Aujourd'hui je retourne en cours pour la première fois depuis la mort de ma mère. Quand je monte les escaliers qui conduisent aux salles de classe, je sens tous les regards rivés sur moi. Je m’efforce de prendre un air normal, même si l'espace d'un instant j'ai l'impression que mon secret le plus intime vient d'être révélé au monde entier. J'aperçois quelques unes de mes camarades dans le couloir et je fais semblant de ne pas les voir, mais elles me disent bonjour avec des voix flûtées et des regards dignes de Winnie l'ourson. Un petit groupe est rassemblé devant la porte. Deux garçons de ma classe me saluent d'un air gêné. L'un d'eux amorce un pas vers moi mais quand il me voit poursuivre mon chemin il retourne vers le groupe. Je souris avec amertume : personne ne sait quoi faire ni quoi dire dans ces moments-là. Tant mieux, je me fiche des phrases de circonstance. En franchissant le seuil de ma classe, je me rends compte que c'est le dernier endroit au monde où je voudrais être aujourd'hui. Je m'arrête pour prendre une inspiration profonde, je me sens à des années lumière. La mort de ma mère m'a transformée en géante : de là-haut toutes les personnes me semblent insignifiantes, identiques. Les voici, mes camarades de classe, encore fils ou filles de quelqu'un, tous habillés pareil, le même visage, qui ne savent pas quoi dire. Je préférerais qu'ils soient des étrangers, au moins je n'aurais pas à leur dire bonjour. Sonia, déjà assise à notre table, me regarde et esquisse un sourire incertain. A l'église, elle sanglotait. Quand j'y repense, cela me donne la nausée. Quelques pas me séparent d'elle et j'imagine déjà les attentions dont je vais être l'objet pendant des jours et des jours, sa délicatesse affectée. Je la vois endossant à la perfection le rôle de l'affligée consolatrice et je sens que ce n'est pas juste, que je n'ai pas la force, mais surtout que personne ne peut raisonnablement me demander de supporter tout ceci. Je suis bloquée au milieu de la salle comme si le temps s'était arrêté et à cet instant précis j'envisage deux portes de sortie. La première est de tourner les talons et de m'enfuir ; je n'ai même pas le temps d'imaginer la seconde parce qu'elle est là, devant moi, telle une vision venue de nulle part. Je me dirige lentement vers ma place, mais au lieu de m'arrêter je poursuis jusqu'à mon but. J'ai du mal à y croire, pourtant c'est bel et bien réel : avant même d'avoir compris ce que je suis en train de faire, je me vois ignorer la place à côté de Sonia et me diriger vers la table du fond de la classe. Par cette manœuvre, j'attire sur moi tous les regards ; j'entends la moitié de la classe retenir son souffle, convaincus que ce qu'ils voient n'est que le fruit de leur imagination, tandis que je parcours au ralenti les quelques pas qui me séparent de la zone rouge, laissant tout le monde bouche bée, Sonia la première.
"Salut, Gabriele", ai-je envie de dire. Mais à la place je m'assieds et je ne dis rien. "Salut, Alessandra", pourrait-il dire, mais il ne dit rien parce qu'il est Zéro.
....
.... nous ne savions presque rien de lui et ce presque rien était désolant : il vit dans un logement social, dans le quartier le plus gris de toute la ville, derrière la gare ; son père est plus attaché à sa bouteille qu'à sa famille, il est ouvrier quand il ne boit pas tandis que sa mère qui travaille pour deux, est périodiquement remerciée par son conjoint avec tant de fougue qu'aux urgences ils s'en sont rendus compte et c'est pour cette raison, dit-on, qu'ils sont suivis par les services sociaux. En outre, offense gravissime au style de la cour, aucun de ses vêtements n'est de marque. Enfin, cerise sur le gâteau, il a été vu en train d'acheter de l'herbe à un des types qui traînent sur la petite place derrière le lycée et ça, pour tous ceux de ma classe qui prennent de l'ecstasy et passent leurs samedis soirs à boire, ce n'est pas du tout tendance. On ne fréquente pas un type comme ça, à moins d'être vraiment un loser soi-même, quelqu'un que personne ne veut dans son groupe. Et puis on ne l'a jamais vu avec personne du lycée. En bref, Zéro ne sert qu'à faire rire pour égayer les jours tristes. Il a redoublé au moins une fois et chaque année les enseignants espèrent qu'il ne reviendra pas à l'école. Pourtant il arrive avec son vieux sac à dos, le regard baissé, désirant seulement qu'on le laisse en paix. Pendant deux ans, nous l'avons regardé s'asseoir à sa place et nous avons ri sans savoir pourquoi. Il nous ignore, ainsi que les enseignants quand ils lui demandent des explications au sujet de ses devoirs non faits, quand ils le fixent en silence en lui posant des questions auxquelles il n'a pas les réponses. C'est désormais la dernière année, ensuite il emportera son silence ailleurs. Traîner avec Zéro c'est être Zéro, même si on a de l'argent, même si on est le meilleur de la classe, le plus beau, le plus à la mode.
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Quand je m'assieds à cette table j'ai l'impression d'être hors de moi-même. Mes oreilles bourdonnent et mon cœur bat fort, je ne sais même pas pourquoi je le fais. Rage, douleur ? Non, trop banal, ce n'est pas la douleur qui me pousse à agir, je ne sais même pas quelle forme elle a pour l'instant, cette douleur, ni où elle s'est réfugiée. Après sa propre mort, rien ne peut plus être comme avant, je suis l'apprentie sorcière que personne ne pourra aider. Je n'ai rien à expier, je ne me sens pas coupable, je sens juste que quelque chose s'est passé et que la vie change, elle prend une tournure que je n'avais jamais envisagée auparavant, ce que je voyais arriver aux autres tombe cette fois sur moi alors il faut agir, me libérer des certitudes, jeter un peu de boue, ce que j'ai toujours fait sans me demander pourquoi, et m'habituer à l'imprévu, à la petite folle qui est à l'intérieur de moi et qui se prépare à crier quand personne ne s'y attendra. Maintenant que je suis assise, je sais que mon geste était incontrôlé, il y a quelques mois j'aurais trouvé cela absurde, je n'aurais jamais agi ainsi, même sous l'effet de drogues. Mais me voici, défoncée à la tristesse coupée avec une ridicule dose de folie, clouée à ma chaise. Le compte à rebours a commencé. Trois, deux, un. Zéro.
J'entame ainsi la dernière année de lycée, en traçant une ligne entre les autres et moi. Entre le reste du monde et moi sans toi. Quand je m'installe à côté de Gabriele, il ne se retourne même pas vers moi pour me regarder, me donnant l'impression d'être invisible. Il reste totalement immobile, ne contracte pas un seul muscle de son visage. Il pense probablement que je suis devenue cinglée depuis que j'ai perdu ma mère, si tant est que la nouvelle soit arrivée jusqu'à sa planète. Je ne lui demande pas la permission de m'asseoir, je n'envisage même pas que ma présence puisse le gêner. Je m'assieds, c'est tout.
Mon hiver à Zéroland - Paola Predicatori

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